Le premier concert parisien de Jeff Buckley appartient désormais à la légende. Ce soir-là, l’ambiance était tendue, moite, presque obscène.
Jeff Buckley a donné son premier concert parisien en septembre 1994, au Passage du Nord-Ouest. Beaucoup de curieux avaient fait le pied de grue jusqu’à 1 h et demie du matin pour assister à l’exhibition du jeune prodige. Grace était sorti au début de l’été, et Buckley junior était la « sensation » du moment. Quelques nostalgiques du père avaient également fait le déplacement. On les repérait, grisonnants, comme ces vieux amants trop sentimentaux venus sonder dans le visage de la fille la fraîcheur de l’amour jadis éprouvé pour la mère. Arrivés seuls, presque en clandestins, ils ruminaient leur vieille histoire dans leur coin. Jusqu’à l’extinction des lumières, les plus excités continuaient à jouer des coudes pour se coller le plus près possible de la scène. Après deux chansons, pourtant, les mêmes repartaient, l’air blasé et supérieur. Trop de fatigue, sans doute, mais aussi un phénomène bien parisien : ils s’étaient fait le concert de Buckley. Ils pourraient dire, le lendemain, qu’ils y étaient, sur le mode « Ouais, Buckley, c’était sympa, j’aime bien certains trucs, mais pas tout. » Je me rappelle en particulier, Dieu sait pourquoi, l’attitude d’une idiote qui, au beau milieu de Lilac wine, se dirigea vers la sortie en singeant une danse lascive orientale avec une expression dédaigneuse.
Et lui, comment était-il ? Charmant. Une image me revient : un tout petit homme, joyeux et ivre, qui sautille et tournoie sur lui-même avec sa guitare. Il s’était interrompu pour bavarder, par sono interposée, avec un Américain dans le public. Il buvait une bouteille de rouge au goulot. Dans les boîtes où il avait débuté, il avait, j’imagine, pris l’habitude de faire la conversation avec les ivrognes entre deux chansons. Au début, c’était un peu comme sur le disque : pas mal, un rock lourd avec des ruptures de rythme et des réminiscences arabisantes, comme chez son grand modèle Led Zeppelin. Et puis il s’est mis à chanter Lilac wine. Spontanément, je maudissais la soufflerie de la sono, le tintinnabulement (ça se dit ?) des verres derrière le comptoir et les jacasseries à haute voix, rêvant de sérénité et de confort d’écoute. Et puis, non : c’était mieux comme ça. Il est beau que le bruit vous agace, que les gens vous collent, que l’assistance soit nerveuse, parce que vous vous tendez, vous faites naître vous-même les choses au lieu de les cueillir. Et quand j’y repense, la bêtise de cette fille partant au plus beau moment du concert, celui où Buckley gémissait comme un bébé et chantait la joie pure d’un gamin ivre pour la première fois de sa vie, créait comme une déchirure qui faisait prendre conscience de la beauté fragile de l’instant. Rien de plus ennuyeux que ces concerts où le public, poli et bien élevé, écoute en fronçant les sourcils un chanteur minimaliste dévider sa pelote de cantiques lugubres je ne citerai pas de nom. La vérité à nu a toujours quelque chose d’obscène, qui gêne, indispose ou fait ricaner. Sans quoi ce serait trop facile.
Quelques mois plus tard, Buckley, devenu vedette, passait à l’Olympia il avait joué au Bataclan lors de sa visite précédente pour le dernier soir de sa tournée française. Il portait, je crois bien, une veste pailletée. Un public plus jeune et spontané, venu pour aimer, criait d’enthousiasme toutes les trente secondes. Comme une bande de lycéens à la veille des vacances, Buckley et ses musiciens avaient visiblement la tête remplie de ce qu’ils feraient une fois libérés, et jouaient en roue libre, étirant les morceaux sans trop se concentrer. Lui, en tout cas, rayonnait de joie. Il avait chanté, d’après mes souvenirs, quelques mesures d’une chanson de Piaf, puis était revenu saluer avec un bouquet de fleurs. Le même soir, une longue version du The Way young lovers do de Van Morrison, très alléchante en théorie, m’avait même un peu déçu, ornée de vocalises maniérées qui m’avaient paru sans nécessité.
Je n’ai pas eu l’occasion d’interviewer Buckley ni, par conséquent, d’apprécier l’homme. Comme tout le monde, j’ai été frappé de son refus d’attribuer toute influence artistique à son père, qui, de toute façon ceci explique sans doute cela ne l’avait pas élevé. Je n’ai appris à connaître la musique de Tim Buckley que vers le milieu des années 80. Encore n’ai-je eu la révélation de son génie qu’avec l’extraordinaire double CD Dream letter, enregistrement d’un concert à Londres en 1968. Tim Buckley avait créé une musique où, comme dans une maison ouverte, entrait qui voulait : folk, jazz, classique, puis funk. Ouverte à tous les vents, elle ne ressemblait à aucune autre, et l’on aimait se perdre dans les recoins marécageux du parc. Jeff Buckley, lui, n’avait ni maison ni jardin. Plutôt une roulotte où il avait réuni tout ce qu’il aimait. De Tim, il avait sans doute hérité une approche de la musique ouverte et généreuse, si naturelle à la fin des années 60. Coller ensemble, comme l’avait fait Jeff Buckley dans Grace, les Smiths, Led Zeppelin et Benjamin Britten, beaucoup de musiciens auraient bien aimé le réaliser, mais peu seraient parvenus à l’imposer en 1994. Sans doute les règles du jeu imposent à l’artiste d’avoir un style unique et de s’y coller. Mais ce n’est pas la seule raison. Pour aller à contre-courant, comme Jeff Buckley, il faut être visionnaire. Comme compositeur, il se cherchait encore : les influences de Led Zep, sur Grace, étaient encore mal dégrossies ; comme arrangeur, il n’avait pas encore trouvé sa voie. En revanche, visionnaire, il l’était en s’appropriant les chansons des autres, comme Lilac wine et le Hallelujah de Cohen, qui devenait entre ses lèvres comme une révélation sacrée faite à chacun en particulier. Il voyait clair dans les chansons des autres. Il en tirait des évidences nues qui, comme la lumière du soleil, sont toujours dures à regarder en face.
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