Depuis que le Wu-Tang Clan avait redéfini le hip-hop avec son dense et inépuisable Enter the Wu-Tang, 36 chambers, ses membres avaient fugué de la maison mère pour appliquer leur menace d’invasion du milieu du disque, avec une poignée d’albums solo haut de gamme.
Rentrés au bercail, l’imagination en furie, les neuf samouraïs imposent définitivement leur marque de fabrique ahurissante avec Wu-Tang forever, un double album fleuve d’une trentaine de titres, à la fois psychédélique et minimaliste, sombre et lumineux. Bien que beaucoup le disent en péril, le rap ne s’en remettra pas.
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Toutes les grandes figures du rap, de Chuck D à De La Soul, de KRS One à Jeru The Damaja, tirent la sonnette d’alarme : le hip-hop est en danger, le hip-hop se meurt. Intoxiqué par sa violence artificielle, noyé dans ses fantasmes de luxure, il traverse actuellement une profonde crise d’identité, au moment même où le rap accède paradoxalement à une reconnaissance planétaire.
Le hip-hop voulut être la voix des sans-voix, un espace de créativité unitaire, une soupape de sécurité conjurant l’autodestruction. Il n’est plus qu’un miroir aux alouettes, le triomphe du clinquant et de l’obscurantisme. Pressés, aveuglés, désorientés, la majorité des rappers actuels sont au mieux des poseurs inconscients, au pire des agitateurs au petit pied coupables de non-assistance à culture en danger, des assassins à la gâchette facile, des fossoyeurs imbéciles sciant, le sourire 22 carats aux lèvres, la branche sur laquelle ils sont assis. Le hip-hop s’en moque car il est invincible : son dessein continue de palpiter dans la poitrine des idéalistes quand le mauvais rap et ses suppôts périssent.
Dans une virulente mise au point au coeur du nouvel album du Wu-Tang Clan au complet, RZA, l’éminence grise de la tribu, s’emporte contre les imposteurs irresponsables qui, pour conquérir les charts, confondent allégrement défilés de mode et rap en dénaturant ce dernier au profit du R&B rebaptisé « Rap and Bullshit », comme chez De La Soul. « Fuck that! Il s’agit de faire le MC n’imaginez pas pouvoir le devenir en une nuit. Il s’agit de hip-hop, et le Wu-Tang va vous en donner dans sa forme la plus pure », martèle-t-il. Pourtant, ce Clan de neuf turbulents MC’s élevés dans les rues glauques de l’enfer sur terre que sont les cités new-yorkaises de Stapleton et Parkhill à Staten Island une petite île au sud de Manhattan ne se soucie pas tant du hip-hop que de faire avancer sa propre communauté, élargie à plus de trois cents âmes, à qui il s’est promis de faire enfin voir le bout du tunnel.
Hissée en un temps record de l’anonymat au statut jalousé de tribu rap la plus influente de la planète, cette famille a mieux à faire que de s’appliquer à calquer sa vie sur cette culture : c’est justement en restant obstinément elle-même, en refusant toute forme de compromis qu’elle incarne naturellement le mieux le hip-hop, ses valeurs et ses idéaux unité, créativité, originalité. Au point d’en être devenue la manifestation la plus pure, le mètre-étalon et, ajouteront les mauvaises langues lassées de cette hégémonie triomphante, la pourvoyeuse numéro un des nouvelles conventions du genre. De fait, si les mots d’ordre « be real » et « represent » (« être vrai » et « représenter » sa culture, son environnement, sa communauté…) sont devenus au fil du temps les faux alibis hypocrites les plus éculés du rap, seul le Wu-Tang, en réconciliant intégrité artistique et business, en prenant à revers les modèles établis, en tournant résolument le dos à la fatalité du ghetto et en réinvestissant systématiquement tous les profits au sein de la communauté, a su restituer leur sens premier à ces deux concepts clés du rap.
Séisme salutaire débarqué fin 93 à l’âge d’or du G-Funk de Dr Dre et consorts, le premier album de la tribu, Enter the Wu-Tang, 36 chambers, créa une onde de choc sans précédent. Parfaite antithèse des modèles en vigueur, il défiait courageusement toutes les conventions d’alors : à l’optimisme funky de la Côte Ouest, à la production léchée du G-Funk taillée pour les FM, il opposait une noirceur pesante et claustrophobe, hors de portée du moindre rayon de soleil, une rugosité sauvage, des pianos déglingués et des samples accidentés.
Délibérément charpenté comme une demo minimaliste et brouillonne, bricolée fiévreusement sur le lavabo d’un gourbi borgne et crasseux, ce disque d’apparence chaotique semblait ne devoir son équilibre précaire qu’à une chance surnaturelle. S’ils n’avaient pas écoulé auparavant comme des petits pains leur premier single autoproduit, Protect your neck, nul doute qu’aucun investisseur sérieux n’aurait voulu parier un kopeck sur son sort. C’était ignorer la redoutable collection d’atouts dont le Clan disposait, à commencer par une puissance de feu phénoménale, résultat de la combinaison de neuf MC’s aux personnalités distinctes, neuf indomptables punchers de choc. Surtout, c’était sans compter sur l’irrésistible botte secrète du Clan : une densité musicale et verbale si exceptionnelle qu’elle allait transformer, sans crier gare, des wagons entiers d’innocents auditeurs en toxicomanes prêts à tout pour obtenir leur dose régulière de cette intensité, introuvable chez les dealers de rap ordinaires.
Cuisinant sa propre philosophie à base d’un mystérieux brouet issu de lectures métaphysiques, de mysticisme où l’islam domine , de fascination pour les arts martiaux, pour la mafia et pour une très douteuse théorie de la conspiration selon eux, une poignée de salopards machiavéliques domineraient le monde en secret , le Wu-Tang parle une langue cryptique, faite de métaphores impénétrables. Mais le troublant vécu des rimeurs affleure toujours dans les voix et derrière les textes les plus hermétiques : c’est cette désespérance sourde, éminemment palpable, qui bouleverse et enflamme. Lardé de bleus à l’âme, de plaies ouvertes impossibles à cicatriser, pétri d’histoires terrifiantes, de plans merdiques, ballotté entre espoir et découragement, amertume et rage froide, coutumier de la poisse et de l’étranglement mental, le Wu-Tang a bouffé sa tranche de vache enragée jusqu’à l’os. Pas question pour autant de se laisser abattre ou de donner dans le misérabilisme : telle une meute de loups affamés déterminée à cerner sa proie ce récurrent « Wu-Wu-Wu » tendu et inquiétant, scandé en choeur comme une menace propre à hypnotiser et à anéantir l’auditeur , le Wu affirme dès sa première salve n’avoir d’autre ambition que la domination totale du marché.
A l’origine de la plus extraordinaire saga du hip-hop, le Wu-Tang doit son succès à la volonté farouche d’indépendance créative de tous ses membres, à leur unité semble-t-il indestructible, mais aussi au génie de leur producteur et éminence grise, The RZA, alias Prince Rakeem. Non content d’être un MC honorable, un producteur anticonformiste et visionnaire doublé d’un arrangeur hors pair Tricky le considère comme le « Mozart de la décennie » , il est aussi un businessman avisé dont l’audacieuse stratégie artistique et commerciale a permis à sa clique de prospérer. Son but avoué et atteint dès 1995, en moins de deux ans : inonder le marché et créer un empire autonome au sein même de l’industrie en se servant, à l’instar des techniques d’arts martiaux, de la force de l’adversaire pour mieux le soumettre. Tel un virus mutant et hautement contagieux, le Clan, parti de rien, a contaminé le rap et plié les maisons de disques à sa loi en un temps record : pas une major qui n’ait signé son artiste Wu-Tang en lui assurant de conserver son autonomie notamment le droit de figurer sur les autres albums du Clan signés chez la concurrence , son pouvoir décisionnaire et le contrôle absolu de son image.
Avec la sortie en rafale précisément orchestrée de huit albums à ce jour (les deux disques du Clan au complet, les solos de Method Man, Ol’ Dirty Bastard, Raekwon, Genius, Ghostface Killah, le disque des Gravediggaz avec Prince Paul, producteur légendaire de De La Soul) et les imminents brûlots de Capadonna, Method Man, Gravediggaz, RZA en solo et le projet The Good The Bad & The Ugly (avec RZA, Prince Paul, Automator, les Dust Brothers, Lou Barlow et Beck !!!), les antihéros de l’Amérique, jamais pris en défaut, ont réussi le pari impossible de se maintenir au premier plan sur la durée, sans jamais lasser. Le risque de saturation et d’essoufflement était pourtant important. Mais si le public s’est vite fatigué des légions de clones et autres pâles imitateurs, la ferveur demeure intacte vis-à-vis des créateurs. On ne pourra manquer de relever à ce sujet combien le phénomène de dépossession des admirateurs de base, classique dès lors qu’un groupe accède au statut de star, semble n’avoir eu cette fois aucun impact sur ces icônes du ghetto. De même, la surexposition médiatique, cette vampirisation ordinaire dont l’Amérique a le secret, cette récupération cannibale capable d’ôter toute substance aux plus explosifs fers de lance de la subversion, a également fait chou blanc. Sans doute parce que le Wu-Tang a su constamment se réinventer en restant sourd aux avocats du diable et n’a toujours compté que sur ses propres forces pour avancer en ne faisant travailler que ses affiliés.
La famille, qui voit grand et loin, dispose désormais de deux labels Wu-Tang Records et Razor Sharp , de plusieurs équipes de production et de management, d’une ligne de vêtements dont elle a eu le culot de faire la promotion sur le maxi Wu-wear cet hiver , d’un beau site sur Internet, d’un manoir cossu dans le New Jersey équipé d’un studio d’enregistrement et d’une salle de gym. Elle projette même de lancer une marque de bière à quand la chaîne de télé ? Pas un môme, de Paris à Tokyo, qui n’ait son T-shirt frappé du sigle mi-aigle mi-chauve-souris, pas un artiste qui ne se réfère à eux ou ne sollicite leur patte pour un remix même dans les domaines du rock, de la house et de la techno, de Jon Spencer à Prodigy, de Roger Sanchez à Tricky, de Mariah Carey aux Chemical Brothers, ou encore Björk, dont le prochain album aura le rare privilège d’avoir été travaillé en partie par les doigts d’or de RZA.
Malgré ce déferlement de déférence et de lauriers, les neuf MC’s restent obstinément eux-mêmes, d’authentiques trublions décourageant toute mise au pas : rebelles aux clichés cadillac-champagne-costard couture et pétasses manucurées, ils ont eu l’intelligence de conserver en public la simplicité de leurs débuts. Déclarés officieusement « ingérables » et « incontrôlables » par l’industrie, ils donnent du fil à retordre aux maisons de disques et notamment à Loud/BMG, chez qui le Clan est signé pour les albums au complet. Ils font suer sang et eau aux exécutifs, s’arracher les cheveux aux attachés de presse et tourner en bourriques les tour-managers spécialistes du faux bond et des apparitions « surprise » programmées l’avant-veille, ils ont même parfois la roublardise d’envoyer un trio d’affiliés du Clan en lieu et place du groupe annoncé. Trop dissipés, ces chantres de la Côte Est ont même été expédiés à Los Angeles pour enregistrer leur second album : à New York, entre les colonies de potes et les joints, il n’y avait pas moyen d’avancer. Sur la Côte Ouest, RZA semble avoir réussi à ramener un semblant de discipline, et le successeur d’Enter the Wu-Tang, 36 chambers n’a finalement été bouclé qu’en quelques semaines.
Présenté comme l’album le plus attendu de l’histoire du rap, ce grand oeuvre un double album fleuve d’une trentaine de titres comble une fois de plus les attentes, imprimant sa marque indélébile au fer rouge dans la substance du rap. S’efforçant d' »atteindre la perfection », les neuf samouraïs sont sur le pont et se répondent avec une fluidité record. Forts de leurs albums solo, les timbres reconnaissables entre mille de Method Man, Ol’ Dirty, Genius, Raekwon et Ghostface, épaulés de Capadonna et RZA très présent au micro , ont pris une assurance formidable et atteignent l’équilibre parfait sans jamais se marcher sur les pieds. La tonalité demeure extrêmement sombre, menaçante, mais RZA relève la gageure extraordinaire de se réinventer sans céder une seconde aux sirènes du succès. Aux samples exclusivement empruntés chez d’autres qu’il utilisait il y a quatre ans, il ajoute désormais de nombreuses compositions minimalistes maison et rééchantillonnées.
Collision improbable de précision et de hasard, son style baroque et décharné laisse sans voix : quatre notes de piano en boucle ou deux mesures de violon lui suffisent à bâtir des merveilles sur lesquelles on se penchera encore d’ici dix ans. Car derrière cette apparente simplicité grouille tout un monde imprévisible de trouvailles et de détails quasi subliminaux le minuscule riff de guitare qui rythme Bells of war, la cloche de fin de round de boxe qui résonne au second plan de The MGM, le cor de mobilisation guerrière couplé au riff de six cordes craspec de Severe punishment.
Hantée, apocalyptique, anticommerciale et hautement addictive, sa maestria est surtout inimitable. Le disque ouvre cependant sur un manifeste douteux, une pure leçon de five percenters délivrée par Poppa Wu et Uncle Pete, sorte de profs de théologie islamique version Nation Of Islam. Où il est question de guerre du bien contre le mal, d’apocalypse imminente, de manipulation des masses et d’esclavage mental, alors qu’un choriste musclé scande passionnément d’écoeurants « I wanna be free », « Save the children », « There’s only one God », « Revolution », etc.
Les five percenters sont une frange de la Nation Of Islam controversée de Louis Farrakhan, l’organisateur de la fameuse « Million man march » de Washington. Sur 100 % de la population, expliquent-ils, seuls 15 % détiennent « le savoir et la vérité ». 10 % utilisent ce savoir pour asservir les 85 % d’ignorants. Mais les 5 % restants ont décidé de partager leurs connaissances avec les décervelés pour les libérer de leurs chaînes. Vaste programme où il est recommandé de rendre leur dignité aux femmes noires, de s’abstenir de jurer, de boire et de fumer.
Le Wu-Tang, qui dévoile ainsi un pan jusqu’alors très discret de sa philosophie, n’aurait pu mettre davantage ses contradictions en lumière. Car si la clique semble effectivement avoir mis un bémol aux violentes fables souvent vécues des albums précédents et s’efforcer plus franchement d' »éduquer les masses », ces poètes ne font toujours pas dans la dentelle. Pour Ghostface Killah et Ol’ Dirty, pourtant récemment rebaptisé du nom islamique d’Osiris, les femmes demeurent des « bitches » (« salopes ») qu’ils prennent un malin plaisir à entreprendre par tous les trous. Essayez Maria, un summum d’humour salace, ou encore les métaphores limpides d’Ol’ Dirty sur Dog shit « Love can’t stop me from burrying my bone in the backyard of someone else’s house » (« L’amour ne peut m’empêcher d’enterrer mon os dans ton arrière-cour »), précise-t-il à l’adresse des candidates. Quant à l’alcool et aux cigarettes on ne parle même pas de celles qui font rire , point besoin d’être grand clerc pour savoir que les débits de boisson et de tabac font fortune à chacun de leurs passages. Mais l’auditeur n’est pas laissé à la merci de l’extravagant phrasé éthylique d’Ol’ Dirty : la sagesse s’exprime aussi largement par la voix de Genius et RZA, qui assurent détenir « le remède à tous les maux », et même dans les rimes de Raekwon et Method Man, arrivés cette fois à maturité ainsi le poignant A Better tomorrow, dédié à tous les frères en perdition, avec son refrain « Tu ne peux pas passer ta vie à t’éclater/à picoler/à fumer/à baiser/Car tes graines poussent de la même façon. » Raekwon peut bien soutenir en guise de conclusion (The Closing) que cet album n’a pas été composé « pour tout le monde », aux dernières nouvelles ce brûlot s’était déjà écoulé en trois jours à plus de 2 millions de copies aux USA et à 125 000 exemplaires en France. L’engouement n’est pas près de se tarir, d’autant que le prochain album du Clan au complet n’est pas programmé avant le début du prochain millénaire dixit RZA sur Bells of war. Juste le temps nécessaire au public pour en digérer l’abyssale complexité. Wu-Tang forever (Loud/BMG).
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