Agression verbale ou physique, prise de tête au figuré comme au propre, invitation au chaos et à la destruction : les Marx Brothers furent sans doute les premiers et les derniers comiques absolus du cinéma. Les seuls à porter au comble du raffinement et du délire un art hérité des clowns, à attaquer l’establishment bourgeois de l’intérieur. Ils reviennent à la charge sur Arte, le soir du 1er juin, pour parachever l’enterrement du simulacre électoral.
Marx attaque, le soir même où la France aura à peu près fini de se ronger les sangs quant à son destin et saura qui, de l’extrême centre (droit) ou de l’extrême centre (gauche), gouvernera le pays le 2 juin. Enjeu terrible, auquel Arte réplique en frappant un grand coup avec un cours de marxisme appliqué de près de six heures. On va enfin tout savoir sur trois immenses figures politiques américaines, les frères Marx, qui donnèrent leur nom à une doctrine qui changea la face du monde. On a beaucoup dit que le théoricien du mouvement était Groucho d’où l’expression fameuse « marxiste tendance Groucho ». Mais s’il fut effectivement le plus brillant sur le plan de la dialectique et du jeu de mots antiréactionnaire, qui nous dit que le mutisme de son frangin Harpo ne dissimulait pas une forme de provocation encore plus radicale ? Le silence peut devenir, à condition qu’on en fasse une utilisation raisonnée, une arme politique des plus dévastatrices.
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Les Marx n’ont pas toujours été trois et ils n’ont pas toujours porté les prénoms que l’on sait. Nés à la fin du xixe siècle à New York dans une famille d’origine alsacienne, Leonard (Chico), Adolph (Harpo), Milton (Gummo), Julius (Groucho) et Herbert (Zeppo) Marx doivent leur fabuleuse carrière à leur mère Minnie qui les pousse sur les planches dès le plus jeune âge, dans les années 10. Au début, leurs spectacles se caractérisent par une série décousue de numéros musicaux où chaque frère fait valoir ses talents propres ; un proto-groupe de rock, cinquante ans avant les Beatles, avec Groucho comme lead-singer et maître du verbe, Chico, pianiste et magouilleur rital, Harpo, harpiste, roi de la pantomime et percussionniste accidentel, Zeppo, le clown blanc et pseudo-jeune premier. Seul Gummo déserte immédiatement la scène pour passer de l’autre côté de la barrière : il sera agent artistique… Leurs spectacles de patronage améliorés dégénéreront bien vite en pandémonium free-jazz, où chacun des membres du groupe devenu soliste s’évertue à désarçonner ses partenaires en se livrant constamment à des interventions intempestives. L’agit-prop était née. Peu à peu les spectacles de ces dadaïstes du show-business d’ailleurs célébrés par le mouvement surréaliste, et pour cause deviennent des simili-pièces de théâtre avec intrigues. Cela, en laissant toujours une vaste place à l’improvisation. Dans les années 20, les Marx posent donc les bases d’une nouvelle commedia dell’arte, revue et corrigée par l’acidité et l’autodérision de l’humour juif new-yorkais et reposant sur une perpétuelle émulation entre les partenaires. L’humour burlesque, loufoque et violent des Marx Brothers est devenu la NCO (Norme comique occidentale). On peut dire que les troupes comiques du monde entier procèdent toutes de l’expérience marxienne : que ce soit en Angleterre, du Goon Show jusqu’aux Monty Python, ou en France, des Branquignols à la troupe du Splendid et aux Inconnus… Il existe certes des exceptions marquantes, mais chez des personnalités isolées par exemple Tati, qui découle directement du cinéma muet.
Après une décennie de vaches maigres passée à peaufiner leurs divagations devant les ploucs du fin fond des USA, les Marx triomphent à Broadway en 1924 avec I’ll say she is, puis enchaînent avec The Coconuts (Noix de coco) et Animal crackers (L’Explorateur en folie), qui leur ouvrent grand les portes d’Hollywood, au moment de son plus grand bouleversement : le passage du muet au parlant. Portés par le phrasé mitraillette de Groucho, les Marx, catapultant la tradition burlesque au c’ur du vaudeville et l’émaillant de numéros musicaux, relèguent les génies comiques du muet au rayon des accessoires. Exit Keaton, Langdon, Lloyd ainsi que Chaplin, qui résista longtemps au parlant, et même Laurel et Hardy qui perdirent de leur mordant dès qu’ils firent entendre leurs beaux organes. Seul W. C. Fields, bateleur né, concurrent de poids mais limité, émergera dans le sillage de la sédition marxienne… Mais cette révolution comique échappera vite à ses promoteurs, leur succès ne durera guère plus de quinze ans.
Les Marx Brothers débutent donc au cinéma aux alentours de la quarantaine. Leurs deux premiers films sont de simples enregistrements de leurs succès de Broadway, Noix de coco et L’Explorateur en folie.
« Tout ce que firent les cinéastes, dit Harpo dans ses mémoires, fut de pointer la caméra pendant que nous jouions notre vieille version de Noix de coco. » Puis, s’adjoignant les services de réalisateurs plus créatifs, ils atteignent leur apogée avec La Soupe au canard (1933), implacable satire politique menée tambour battant par le grand Leo McCarey. Mais le style des Brothers restant trop marqué par le music-hall, ils sont bientôt supplantés par des cinéastes maîtres de la mise en scène comique comme Hawks, Lubitsch ou Preston Sturges. La carrière des frères s’effiloche graduellement. Le dispensable Zeppo les quitte après La Soupe au canard pour devenir agent artistique à son tour. Au début des années 40, ils font de faux adieux, avant de tourner leurs derniers films : Une Nuit à Casablanca (1946) et le moins inspiré La Pêche au trésor (1949).
Cela nous amène à la soirée d’Arte, consacrée principalement à la partie la moins connue de leur carrière, l’après-Marx Brothers… Mais n’oublions pas Une Nuit à Casablanca, le long métrage choisi comme clou du programme. Réalisé par un vrai tacheron, Archie Mayo, les frères y brillent de leurs derniers feux. Cette très vague parodie du Casablanca de Curtiz et quasi-remake de Noix de coco se contente d’en reprendre le décor et l’époque (le Maroc sous l’Occupation), tout en faisant allusion à d’autres films de Bogart. Se greffant comme des parasites hystériques sur une banale trame dramatique qui se résume à une chasse à l’espion allemand dans un grand hôtel, les Marx remplissent honorablement leur contrat : l’agitateur verbal, Groucho, jongle toujours selon un art consommé du non-sens avec ses répliques assassines et jeux de mots à tiroir ; Harpo, agitateur physique, continue à perpétuer à lui seul la poésie du cinéma muet ; Chico persiste comme roi de l’embrouille et pianiste ludique… Mais ce n’est plus vraiment ça. Certaines reparties de Groucho tombent même à plat et, paradoxe des paradoxes, la virtuosité du dialogue est éclipsée par la gestuelle. On le constate dans les insensés calembours visuels d’Harpo traduits par Chico, ou dans l’étourdissante partie de cache-cache des trois frères avec l’espion nazi, qui contrecarrent ses tentatives pour faire ses bagages avec l’efficacité d’une tornade. Désordre et chaos, voilà les deux mamelles du nihilisme à la Marx, qui consiste à pourfendre des fantoches emblématiques de la société bourgeoise en alliant le corps et le verbe.
Présentée par Bill Marx, fils de Harpo, la Thema retrace également la carrière des trois mousquetaires de la comédie. Dans Signé : Marx, film d’archives de Claude-Jean Philippe, on verra des extraits de films et d’interviews, avec des témoignages des enfants Marx, etc. On pourra également découvrir divers sketches radiophoniques de Chico et Groucho, diffusés « pour la première fois à la télévision » (sic !), puis des extraits d’un jeu télévisé à succès, You bet your life, présenté par Groucho de 1950 à 1961, où celui-ci retrouve la verve improvisatrice de ses débuts sur scène : sous le prétexte de faire gagner quelques dollars à ses invités, célèbres ou inconnus, l’impitoyable bavard les met en boîte avec un aplomb imperturbable ; quand il interviewe le président de la firme Lanvin, il lui affirme qu’il n’utilise que de la bière comme lotion.
Parmi les autres curiosités composant ce programme touffu figure A Silent panic (1960), court métrage d’Arthur Hiller, le médiocre réalisateur de Love story. Un film noir gentillet dont le seul intérêt réside dans ses premières minutes saisissantes, sans dialogues : Harpo, vêtu en Charlot expressionniste, joue un faux automate dans la vitrine d’un magasin de jouets, qui assiste à un assassinat silencieux parmi les badauds béats. Le programme de la soirée se clôt avec Time for Elizabeth (1964), adaptation d’une pièce de Groucho et Norman Krasna filmée par Ezra Stone, où Groucho, dans le rôle d’un papy indigne, se livre à une satire en règle de la vie des retraités. Un pamphlet qui démontre que le vieil imprécateur bouffon n’avait rien perdu de sa rage à 70 ans sonnés. Il fera une dernière apparition publique au Festival de Cannes en 1972, à plus de 80 ans, coiffé du béret basque du Che qu’il avait adjoint à son légendaire barreau de chaise cubain et à ses lunettes d’intellectuel, devenant la seule icône marxiste à trôner au milieu du grand magasin du capitalisme.
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