Malgré ses trompeuses apparences de fête permanente, Cannes ne vaut que par les films : quand le cinéma déçoit, la Croisette devient vite sea, no sex and rain ; quand les films nous transportent vers des contrées inconnues, ils agissent plus vite que l’aspirine du matin. Entre mauvaises gueules de bois et soûleries magnifiques, les huit derniers jours d’un compte rendu en apnée. Jusqu’au palmarès de nos rêves.
Dimanche 11 mai
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Jour du Seigneur, jour de repos hebdomadaire, journée de visite présidentielle et de commémoration decoufléenne… Mais pour le vaillant critique stakhanoviste et légèrement noctambule , tout ceci n’existe pas. A vrai dire, les dates se diluent, le temps est absorbé dans un continuum spatiotemporel où la durée n’est qu’un long serpentin de films, de fêtes et parfois de tête-à-tête avec son Macintosh , où la France semble réduite à un petit carré dont les côtés s’appellent la Croisette, le Bunker, le Martinez et la villa Tinchant. Dans cette bulle hystérique, tout le monde passe son temps à cavaler affolé, lunettes de soleil sur le nez et téléphone portable à l’oreille on se croirait à Hong-Kong ou Taipei.
C’est justement à Taiwan que nous emmène le superbe Murmur of youth (Quinzaine des Réalisateurs) de Lin Cheng-sheng, cinéaste que l’on avait déjà remarqué à Cannes 96 avec son premier film, A Drifting life. Infusé dans une sorte d’équivalent chinois de la saudade, Murmur of youth raconte alternativement le quotidien de deux jeunes filles qui ne se connaissent pas, toutes deux prénommées Mei-li, toutes deux à l’âge des atermoiements sentimentaux (au début, on les confond complètement), l’une bourgeoise urbaine, l’autre prolétaire banlieusarde. Elles se rencontrent en travaillant comme caissières d’un cinéma le spectacle est pour elles devant, dans la rue, plutôt que derrière, dans la salle et finissent par unir leurs solitudes parallèles, par vivre une expérience lesbienne à la fois pleine de promesse et chargée de peur.
Avec beaucoup de pudeur et de tenue, Lin Cheng-sheng saisit la mélancolie poisseuse de l’état amoureux, regarde la jeunesse comme un âge des impossibles où l’écart entre réel et fantasmes est insupportable. Dans le même mouvement filmique, il enregistre le paradoxe topographique de Taipei, ville plutôt mocharde mais d’une incroyable cinégénie, avec ses collines verdoyantes qui mènent une belle bataille contre le lierre grimpant des HLM. Espace urbain rigoureusement cadré, importance des silences et des durées qui font advenir des moments d’une rare poignance, intelligence des hors-champs… Et puis ces longs « travellings arrière depuis la plate-forme d’un train » estampillés made in Taiwan, comme autant de trouées métaphysiques dans le récit, métaphores sensuelles du cinéma qui avance et du temps qui passe inexorablement.
Si Murmur of youth rappelle immanquablement les films d’Hou Hsiao-hsien, la mise en scène de Lin Cheng-sheng est d’une stylisation moins radicale, son processus narratif moins complexe Cheng-sheng serait plutôt un élèvesurdoué qu’un sage disciple. Toujours est-il que ce film sur une jeunesse qui souffre en silence porte remarquablement bien son titre magnifique. Distributeurs français, à vous de jouer !
Puis Godard survint. Belle idée que de présenter deux nouveaux chapitres de ses Histoire(s) du cinéma (Un Certain Regard) le jour de toutes les commémorations à la con. Et puis Carax le disciple rebelle ayant mis la barre très haut avec sa propre vision du grand marécage des images, le maître se devait de relever le défi. Ce qui fut fait, et de quelle manière ! Le chapitre 3A, intitulé « La Monnaie de l’Absolu », est un émerveillement : vingt-six minutes qui obligent le spectateur à élever son niveau de pensée pour être digne de ce que Godard lui donne à voir, à lire et à entendre. Tous sens aux aguets, le regard soudain lavé, nous tentons de ne rien perdre du bombardement d’intelligence auquel nous sommes soumis. Grand lecteur d’Elie Faure et Malraux, Godard poursuit leur uvre en se plaçant à l’intérieur du chantier perpétuellement ouvert de l’histoire de l’art, en se penchant sur le cinéma, son art de toujours.
A grands coups d’associations fulgurantes (la « peinture noire » de Goya et les charniers du siècle), de slogans qui deviennent concepts (« Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé ») et de collages qui claquent comme des déflagrations (les enfants des Oiseaux qui courent sous des bombardiers, rapprochement sublime), il orchestre un terrible requiem, celui du cinéma qui n’a pas su, pas pu empêcher Auschwitz ni même Sarajevo. Le cinéma qui avait déjà démissionné, qui n’a pas opéré là où la barbarie triomphait, qui n’a même pas su en rendre compte après coup. Alors, pendant que le glas n’en finit pas de sonner, Godard ne peut que constater les dégâts (« Tout cela est horrible », « Où s’arrêtera-t-on ? ») mais célèbre une nouvelle fois Rossellini, le seul à avoir apporté une réponse (une forme, donc) après la grande catastrophe.
Maintenant que nous en sommes à Spielberg, que le cynique « C’est toujours ça… » a supplanté le plaintif « Plus jamais ça », qu’on a oublié que « le train de 42 » qui emmenait Danielle Darrieux vers le Reich était l’exact contemporain des Visiteurs du soir, maintenant que le fantôme d’Alain Cuny cogne à la vitre, Godard revient en 44, l’année où le cinéma italien est devenu le cinéma à lui tout seul. Viva l’Italia, répètent la chanson et les images, le temps d’un hommage lyrique à la patrie de Roberto. On a aperçu Nanni Moretti dans la salle, il a dû apprécier. « Qu’est-ce que le cinéma ? », demandait Bazin : « Une pensée qui forme une pensée qui pense », Godard a démontré son théorème.
Plus sec, peut-être encore plus triste mais tout aussi beau, le chapitre 4A, « Le Contrôle de l’Univers », part des femmes, d’Anne-Marie Miéville (TOI) et du torse nu d’Ann-Gisel Glass, fait un détour par l’amitié (les portraits des copains de la Nouvelle Vague), avant d’arriver à la définition même de l’artiste, « un créateur créé ». Mais par le biais d’Hitchcock, Godard évoque surtout un phénomène de confiscation : comment le cinéma a été enlevé des mains des peuples pour arriver dans celles des gouvernants et des marchands, comment le désastre a été patiemment organisé, comment on est passés de Freaks à la pornographie. Godard est bien le plus grand mont(r)eur de cinéma.
A peine remis de nos émotions, on avait rendez-vous avec un autre maître, Shohei Imamura, Palme d’or en 83 avec La Ballade de Narayama, muet depuis 89 et Pluie noire. L’Anguille (Sélection officielle) porte bien son titre. C’est un film qui ne cesse de nous glisser entre les doigts, au génie insaisissable mais partout présent.
Pourtant, ça commence comme un classique d’Imamura, disons comme La Vengeance est à moi : après avoir reçu une lettre anonyme (simple appel fictionnel inventé de toutes pièces, véritable proposition de scénario ou fait avéré ? Le doute subsistera), un mari trompé tue l’infidèle à coups de couteau, le sang gicle sur la caméra. En prison, le criminel parvient à domestiquer une anguille dont il fait sa confidente. Remis en liberté conditionnelle après huit ans de détention, il lui faut réapprendre à vivre, à marcher autrement qu’au pas cadencé, à retrouver un peu de désir, à accepter le bonheur qui se présente sous les traits charmants d’une belle suicidaire. Le film frappe d’abord par sa propension à changer de rythme, passant de l’apaisement à l’agitation extrême, du respect frileux de la norme à tous les dérèglements sociaux. Comme son héros, L’Anguille est un film qui tangue, un bateau ivre qui hésite entre plusieurs naufrages (renoncement mortifère ou assouvissement explosif des pulsions) avant d’arriver à bon port.
En vieux pas sage qui adore tromper son monde, Imamura va parfois flâner du côté d’Ozu pour vite revenir chez lui, vers ce grotesque qui a fait sa gloire et qu’il manie comme personne. Mélange dément (et nippon !) d’Othello et de La Règle du jeu, le film n’est jamais plus maîtrisé que quand il semble échapper au contrôle de son auteur. Ainsi, la scène grandiose du salon de coiffure, quand une dizaine de personnages s’empoignent dans un espace minuscule, est l’occasion pour Imamura-san de montrer sa virtuosité de metteur en scène tout en présentant son programme : ordonner le chaos puis laisser retomber la tension, avant de tout faire exploser à nouveau et recommencer. Et épouser ainsi le rythme même de la vie.
On retrouve aussi l’art inimitable du cinéaste dans les scènes de sexe, les plus belles du Festival, où le comique salace est toujours contrebalancé par l’extrême rigueur de la scénographie et du découpage. En filant la parabole animalière (la migration des anguilles), Imamura continue de travailler son idée fixe, celle de la micro-communauté comme addition de folies particulières, seul moyen d’échapper à la fois à la société (fatalement aliénante) et à la solitude absolue (un suicide à petit feu). Avec L’Anguille, le Festival vient de se trouver une Palme d’or qui aurait de la gueule.
De même, La Poupée de Goutam Ghose arrive à point dans la sélection Un Certain Regard. Pourtant, il est possible que La Poupée ne vaille pas un clou mais la bizarrerie, le kitsch suranné de ce mélo politico-psychologique parviennent à craqueler la torpeur qui nous poussait comme une seconde peau. Au début, La Poupée inquiète un peu, puisque Hamid, chanteur ventriloque qui nous avait tout de suite plu, se découvre un cancer de la gorge qui stoppe net sa carrière et disparaît du film au bout de vingt minutes. Mince : Johnny, son élève un peu bouffi, ne nous semble pas à la hauteur de Hamid qui, en chantant seul à deux voix, faisait des gestes magnifiques avec ses mains. En outre, Johnny préfère le disco aux ragas et porte des jeans. Heureusement, la maladie des ventriloques le frappe à son tour : non pas le cancer de la gorge, mais le narcissisme et la folie qui va avec. La poupée acquiert une étrange consistance, concrétisation idéale et féminine de l’ego du ventriloque. C’est bête à dire, mais grâce à sa poupée, Johnny n’a vraiment pas besoin des autres femmes ce qui est pénible pour celle qui le suit partout, en adoration devant cet hermaphrodite bicéphale. Ensuite, le film dégénère en une série de péripéties pendant lesquelles on se demande si c’est le réalisateur qui s’égare ou si c’est nous qui n’avions rien compris. La fin nous confond et on s’excuse : il ne s’agissait pas de narcissisme mais d’un vrai film misogyne. La poupée éclatée, le ventriloque déprime puis reprend du poil de la bête en embauchant une poupée vivante, la copine susnommée. CQFD. Quant à nous, on peut rentrer se coucher sans poupée vivante.
Lundi 12 mai
Comme chacun sait, les deux meilleurs films anglais des trente dernières années sont signés Antonioni et Skolimovski : Blow up et Deep end. Nietzsche aimait à dire qu’il n’y avait pas de peuples moins philosophes que les Anglais. Et Godard rappelait, pas plus tard qu’hier, qu’ils n’avaient jamais rien fait avec le cinéma. Tout ceci pour rappeler que si le cinéma anglais a une tendance naturelle quasiment héréditaire à la nullité, c’est encore pire lorsqu’il s’intéresse à la famille royale. Mrs. Brown de John Madden (Un Certain Regard) est donc, conformément à son pedigree, un navet. La Mrs en question est la reine Victoria, ici passablement déprimée pour cause de deuil, et affublée d’un Raspoutine en kilt qui ne trouve rien de mieux à faire que de rester planté toute la journée dans la cour du château, en tenant par la longe un poney au cas où la reine voudrait faire un tour. Le nom du personnage est Brown, Ecossais fort en gueule, et on ne veut même pas connaître celui de l’acteur. Ceci ne nous intéresse pas et on se donne même l’autorité de décréter que ça n’est pas intéressant. En attendant que ce filet d’eau tiède en pellicule gélatinée cesse, on se prend à penser : comment peut-on passer des mois, et à plusieurs personnes, à fabriquer un truc pareil ? Et comment peut-on le sélectionner ?
In the company of men de Neil Labute (Un Certain Regard) est un film américain qui nous apaise, même si son habillage branché new-yorkais (longs fondus noirs, musique à fond) agace. Au début, on craint quelque chose du genre Hal Hartley mâtiné de Sexe, mensonges et vidéo, mais ça s’arrange et on suit avec une certaine anxiété la trajectoire de cette secrétaire sourde-muette, menée en bateau par deux sales types, jeunes cadres désirant se venger des femmes. Dissection de la perversité masculine ordinaire, puis extraordinaire (« Pourquoi as-tu fait ça ? Parce que je le pouvais »), film sur le mensonge qui sabote des vies, In the company of men, assez froid et malin, est moralisateur par la bande, avec élégance.
La Buena vida de David Trueba (Quinzaine des Réalisateurs) raconte la vie édifiante d’un garçon d’une quinzaine d’années, assez éveillé intellectuellement il veut être écrivain, fait du théâtre et court les bouquinistes pour acheter Lolita , qui aimerait bien coucher avec une fille. Pourquoi pas ? C’est un sujet qui permet des variations amusantes sur la vulgarité et qui n’a pas été souvent traité. Le môme décide d’appeler une pute, mais alors qu’il visionne des cassettes porno, le téléphone sonne et lui apprend que ses parents sont morts sur la route en allant à Paris. C’est un film francophile comme on n’en fait pas assez. Trueba est un cinéaste d’une légèreté telle (lit volant au-dessus de la Seine, humour !) qu’il en surpasse Louis Malle.
On se souvient du formidable Coûte que coûte de Claire Simon, documentaire fictionnant sur une entreprise niçoise de livraisons de repas. Avec Sinon, oui (Cinémas en France), la réalisatrice est restée dans la région niçoise pour une fiction basée sur une histoire vraie, celle d’une femme qui fait croire à son mari qu’elle est enceinte. Point de départ qui permet à Claire Simon de s’interroger en profondeur sur ce qui fonde un amour, un couple, une famille. Inventant cette supercherie par hasard et par envie d’éprouver son homme, l’héroïne finit par se prendre au jeu et par aller jusqu’au bout de son idée d’autant plus qu’elle a un bon public : son mari et sa famille la croient totalement.
Indirectement, Sinon, oui est aussi une sorte d’essai sur l’entêtement, une parabole sur le pouvoir créateur de la fiction et sur l’obstination de l’artiste. Un beau film sur le besoin de croyance, auquel on reprochera peut-être une tendance à vouloir cadrer quasi systématiquement en plans rapprochés, morcelant les corps et l’espace d’où un style coupant, acéré, mais quand même légèrement forcé et un effet claustrophobique parfois oppressant.
Parfois, et à Cannes plus qu’ailleurs, les films surtout les mauvais, ceux qui en ont le plus besoin s’inventent un slogan pour camoufler leur misère. Ainsi, La Femme défendue (Sélection officielle) de Philippe Harel sera « un film à la première personne du singulier, entièrement filmé en caméra subjective ». La presse et la télévision sont priées de rapporter, de rendre compte de la folle audace de ce parti pris formel et de l’originalité de l’entreprise. Le slogan est aussi malin que mensonger. Depuis La Dame du lac de Montgomery et la première partie des Passagers de la nuit de Delmer Daves (avant que Bogart ne retrouve les traits burinés d’Humphrey grâce à la chirurgie esthétique), on sait que la caméra subjective est un procédé guère passionnant, juste un petit truc qui permet de varier l’ordinaire. Malgré ce qu’il voudrait nous faire croire, Philippe Harel a plus pensé à « l’homme-caméra » de Thierry Ardisson qu’à ces vieilles (et très contraignantes) expérimentations hollywoodiennes. Muni d’une caméra légère, il va se dépêcher d’enfreindre les règles qu’il s’est lui-même fixées et multiplier les plans de coupe libérateurs allant même jusqu’à recourir à ce bon vieux champ/contrechamp lors d’une scène de déshabillage, la caméra se retrouvant alors derrière l’actrice qui ne veut pas se laisser déboutonner, ce qui laisse rêveur sur les talents de contorsionniste d’Harel. Ainsi, il joue sur les deux tableaux que lui offre la fausse caméra subjective : le naturalisme pornographique à la John Stagliano (l’immortel auteur/hardeur de la série des Buttman), mais en beaucoup moins bien, et la caricature de la pose auteuriste classique, genre « le cinéma français, vachement intimiste et basé avant tout sur la parole ». Film faux-cul (ce qui ne serait pas si grave…) et sans talent (ce qui est plus ennuyeux…), La Femme défendue espérait ainsi séduire à la fois le grand public friand de situations boulevardières (la grandiose scène du « Allons baiser dans les chiottes du restaurant, c’est si excitant ! ») et celui de Rohmer, épater le bourgeois et convaincre l’étudiant de sa sincérité, s’emparer du thème favori du cinéma des années 50 (l’adultère petit-bourgeois) et l’assaisonner au goût du jour. Pourtant, malgré toute l’étendue de sa veulerie et ses dialogues ineptes, La Femme défendue est un film qui serre le c’ur quand on pense au martyre d’Isabelle Carré. Epinglée comme un papillon, mal regardée, mal filmée et mal aimée, la malheureuse comédienne est donnée en pâture au nom d’un dispositif qui n’a d’autre objectif que de la piéger. En la voyant se débattre avec courage, on a envie de porter plainte pour non-assistance à personne en danger. Et en sortant de cette horreur, désemparés devant tant de médiocrité putassière, on avait soudain envie d’être ailleurs.
La très artificielle tension cannoise n’est supportable que si les films en valent la peine. Mais à quoi bon venir jusqu’ici pour voir ça, un film odieux qu’on aurait dégagé d’un simple revers de la main dans des conditions normales ? Que fait ce film en compétition ? Produit par Arte Télévision, il a été transformé en film de cinéma grâce à un petit tour de passe-passe qui n’ajoute rien à la gloire du Festival (désireux de surfer sur le succès des Randonneurs), ni à celle de la chaîne (ravie de ce coup de prestige). D’autant plus que l’excellent Marius et Jeannette de Robert Guédiguian, bien qu’initié et produit dans des conditions similaires, n’a pas eu tant d’honneur et a dû se contenter de la sélection Un Certain Regard. Ce soir-là, les mystères de Cannes avaient une forte odeur de cuisine pas très ragoûtante.
Mardi 13 mai
Il y a de cela quelques années, Libération avait titré son article sur Chronique d’une mort annoncée, de Francesco Rosi, « Chronique d’une merde annoncée ». Cette brûlante facétie avait provoqué un certain émoi dans le Landerneau cannois on s’en souvient encore aujourd’hui dans les chaumières. De fait, l’envie de ressortir cette formule lapidaire nous démange sérieusement à propos de La Trêve (Sélection officielle). Avant même la projection surgissaient quelques questions légitimes : les livres de Primo Levi sont-ils transposables au cinéma ? Et cette opération est-elle vraiment nécessaire ? La littérature de l’indicible a-t-elle besoin d’images illustratives ? On allait donc voir ce film un peu anxieux, comme pour vérifier que les dégâts n’étaient pas trop importants.
Dès les premières séquences sur la libération d’Auschwitz, on était fixés : le film ne s’en relèverait pas. Non, décidément, on ne peut fictionnaliser les camps d’extermination encore moins quand on opte pour la reconstitution la plus académique qui soit, quand on multiplie les effets spectaculaires : jolis travellings, cadrages étudiés, musique tonitruante… Pontecorvo fut (très justement) cloué au pilori esthétique par Rivette pour beaucoup moins que ça. Tout le reste du film de Rosi suinte le décor ripoliné, le grand spectacle à la Berri, la lourdeur didactique : l’exact opposé du style sobre et murmurant de Levi. Définitivement largué, douloureusement à côté de la plaque, voici le film le plus poussiéreux et inutile du Festival. Bien sûr, on nous fera le coup du chantage au contenu, l’éternelle plaie du « grand sujet grave » qui dispense de bon cinéma et interdit d’emblée toute forme de réserve esthétique. On nous parlera d’assassinat critique, mais c’est Rosi qui vient de commettre un crime contre Primo Levi.
Sharunas Bartas, lui, s’est toujours suffi à lui-même. Un cinéaste de l’autosuffisance imaginaire, qui cultive son autarcie pour mieux la faire coïncider avec nos propres obsessions, tant les émotions humaines ne cessent de se recouper jusqu’à se confondre, de Vilnius à Cannes, de Porto à Tokyo. Après que trois films de Bartas ont été distribués en France (Trois jours, Corridor, Few of us), The House (Un Certain Regard et même un regard certain, pour le coup) ne fera que confirmer brillamment le singulier talent d’un grand cinéaste de 33 ans.
Qu’est-ce qu’une maison ? Un lieu de vie et de passage, une situation géographique et un site imaginaire, un ensemble de souvenirs qui s’y rattachent et la trace impalpable de ceux qui y sont passés sans s’arrêter. Les grands films-maisons sont nombreux, de Cris et chuchotements de Bergman (surnommé Fantôme-sur-Croisette, prêt à hanter durablement Harel et Rosi pour délit de nullité) à Providence de Resnais, en passant par The Party de Blake Edwards et L’Ange exterminateur de Buñuel. Justement, imaginons les personnages buñuéliens la femme insatisfaite, la bourgeoise ésotérique, le notable érotomane et le maître d’hôtel impassible qui ne seraient toujours pas sortis de la villa de Mexico, qui se seraient lentement consommés entre eux pour se reproduire à l’infini, créant ainsi un phalanstère un peu monstrueux, fait de racines incestueuses et de croisements répétés. De la même manière, la maison de Bartas n’est pas une microsociété, ni même un reflet déformé de la diversité du monde extérieur. Non, aucun intérêt symbolique ou représentatif dans cette affaire, l’univers de Bartas n’est un condensé de rien, et c’est heureux. C’est plutôt un monde mouvant d’esprits et de fantômes, condamnés à se frôler sans vraiment se rencontrer puisque tous sortis d’un seul rêve perpétuel : celui d’un jeune homme qui ne veut plus se réveiller, immergé qu’il est dans ce monde de spectres fascinants. Quel secret se cache derrière telle porte ? Où mène ce couloir ? Où se trouvent l’espace interdit, le sanctuaire mystérieux, le lieu du crime et la chambre d’amour ? « Un palais dont on connaîtrait toutes les pièces ne mérite pas d’être habité », disait le prince de Visconti. Bartas approuve et surenchérit : « Une maison dont on connaîtrait tous les habitants n’aurait aucun intérêt. »
Seulement précédé et conclu par une lettre en voix off (en anglais teinté de lituanien pas attrapé un mot) de Bartas à sa mère, le film dure deux heures et ne comporte presque aucune parole. Pourtant, Bartas ordonne ses visions avec une telle puissance extatique qu’il ne nous ennuie jamais. Aucune complaisance en effet au cours de ce long et beau songe. Non pas un foutoir mais, au contraire, un développement ordonné, le sentiment d’une logique interne aussi follement rationnelle qu’un rêve éveillé. Epuisés par la tourmente cannoise autre rêve éveillé mais qui menace toujours de tourner au cauchemar poisseux (Harel habite un cagibi de la maison-Festival…) , il est fort possible qu’on ait fermé les yeux pendant quelques minutes, ici et là, ajoutant ainsi notre propre rébus interrompu à ceux de Bartas, inventant un nouveau personnage, rajoutant une aile entière à la bâtisse, faisant passer nos chers fantômes jusqu’à l’écran par le biais de la chaleur du faisceau lumineux.
Mais qu’importent nos absences et nos ajouts, on est sortis dans un état second, tentant sans espoir de rattacher ce météore à une galaxie répertoriée. L’un de nous a dit Cocteau ; un autre s’est souvenu de certains spectacles de Bailly/Lavaudant, de l’adaptation par Vitez des Cloches de Bâle d’Aragon, avec tous les comédiens autour de la table, des installations-happenings que l’on voit parfois à Avignon (Champ d’expérience premier, un HLM de banlieue investi par une bande de plasticiens/comédiens fous), des pièces de Novarina ; un troisième a insisté sur la présence de Carax en « homme de papier journal » et sur certaines images du Bartas qu’on retrouve dans le Film sans titre. Bref, on ne savait pas trop. Et on était finalement sûrs d’une chose : The House fait partie des quelques grands films de ce Festival.
Ce n’est certes pas le cas d’A, B, C… Manhattan d’Amir Naderi (Un Certain Regard), qui fait semblant d’être bien pendant une demi-heure puis tombe le masque et révèle que, s’il est effectivement filmé, il n’a néanmoins rien à dire. C’est-à-dire que si les plans-séquences à la Steadycam sont virtuoses par leur discrétion, leur fluidité et leur élégance, que la photographie est belle et nous rappelle les splendeurs de Jonas Mekas (New York automnal, teintes brunes), quelque chose manque dans ce film : comme un récit, comme des personnages. Pourtant, tout cela est quand même assez chargé : couples incestueux, lesbiennes, petites frappes, trentenaires, quadragénaires et septuagénaires alcooliques pour les gens ; squats, parcs, terrains vagues et arrière-salles de bar pour les lieux. Non, vraiment, tout y est. Néanmoins, on s’ennuie et comme une des trois femmes autour desquelles s’organise le film s’appelle Coleen, on ne pense plus qu’à ça la chanson du même nom de Martin Stephenson et on se dit que c’est ce qui manque : une belle chanson. On quitte la salle en se demandant s’il est possible de trouver ce disque ici, à Cannes.
Pendant The Well de Samantha Lang (Sélection officielle), on réalise que les films australiens sont aussi, en général, assez mauvais. Tout comme les films néo-zélandais. Ça doit être l’influence de l’Angleterre, le côté Commonwealth. The Well raconte une invraisemblable histoire où deux femmes, dont l’une claudicante, liées par une amitié étrange et vivant paumées dans une steppe à moutons sans moutons, écrasent en voiture un homme qui traversait dans un virage. Plutôt que de prévenir la police (après tout, ce n’était pas de leur faute), elles le jettent au fond d’un puits avant de s’apercevoir qu’il venait de les cambrioler. Celle qui boite ne peut pas aller lui faire les poches et l’autre tombe subitement folle et cherche à tout prix à envoyer de la nourriture au macchabée, des huîtres en conserve de préférence. En fait, elle faisait semblant d’être folle, mais ne dévoilons pas le mystère des thrillers psychologiques poussiéreux. Les influences seraient à chercher du côté de Rolf De Heer, Jane Campion et Pierre La Police.
Comme on ne sait pas quoi faire pendant la projection, on joue à chercher de qui l’actrice principale est le sosie : notre voisin pense à la maman de Norman Bates, nous, plutôt à Iggy Pop surtout lorsque sa natte pousse d’un mètre en une seconde. Le lendemain, Arnaud Viviant réconciliera tout le monde en lâchant le mot « sachem ». Il est fort, cet Arnaud. Le soir, pour changer un peu, on va à une ou deux fêtes, dont celle du beau film de Dominique Cabrera, L’Autre côté de la mer. On aperçoit Claude Brasseur qui discute près de la piscine. Deux rédacteurs en chef des Cahiers (un ancien et un futur) dansent avec une rousse rédactrice de Positif. La vie se met à ressembler à un film de Luc Moullet.
Mercredi 14 mai
C’est avec un excitant mélange de gourmandise et d’inquiétude qu’on allait découvrir Funny games (Sélection officielle), le nouvel essai du métaphysicien chirurgical Michael Haneke. Gourmandise en souvenir du choc causé par sa « trilogie de la glaciation », inquiétude parce qu’on annonçait ce nouvel opus encore plus terrifiant. Funny games est en effet un film qui rabote les pauvres nerfs du spectateur, même s’il ne provoque pas le même effet terminal que le terrible 7e continent.
Une famille lambda (père, mère, fils et chien) part dans sa grande maison de campagne : à peine arrivée, deux jeunes gens du voisinage, très polis et élégants, viennent emprunter des œufs. Tout semble luxe, calme et volupté mais, dès ces premières séquences, Haneke fait planer un sentiment de menace, une étrangeté diffuse et insaisissable qui lézarde imperceptiblement le tableau familial idyllique. Il s’avère rapidement que les deux jeunes gens sont des criminels dangereux, d’un type particulièrement sadique et raffiné les « funny games » du titre sont ceux du cinéaste avec son public, mais aussi des jeux de torture.
Le film peut se voir alors comme un thriller haletant, une nouvelle déclinaison de Délivrance ou de La Maison des otages. Sauf que Haneke est autrichien et diplômé de philosophie : Funny games sera donc un shocker, un thriller politique et métaphysique, une parabole sur la mise en scène et le spectacle, l’harmonie et le chaos, l’humanité et la barbarie. Ceux qui voient en Haneke un cinéaste limite, voire fasciste, feraient bien de se frotter les yeux et de s’éclaircir les idées : c’est évidemment tout le contraire. Haneke n’offre pas au spectateur la jouissance de la violence (les scènes les plus gore sont toujours hors champ, perceptibles au son plutôt qu’à l’image). Au contraire, il lui fiche la trouille et n’adopte jamais le point de vue des barbares. Ici, les salauds se présentent masqués en jeunes gens très smart, très polis. Ils prennent position progressivement et méthodiquement, d’abord par le langage et les retournements rhétoriques, puis par la violence physique. Une fois qu’ils ont pris l’avantage, c’est fichu : la barbarie est en marche et sera sans pitié. L’allégorie est limpide. Avec ses plans et son montage au scalpel, Haneke dissèque bel et bien notre époque de fascisme rampant. Quand la barbarie s’avance élégante et policée, elle n’en est que plus redoutable. Il faut se méfier des beaux golfeurs.
James Ellroy est arrivé. Il accompagne l’équipe de LA confidential (Sélection officielle) et ne tarit pas d’éloges sur l’adaptation, le film, les comédiens, la mise en scène de Curtis Hanson. Après avoir vu cette toute petite chose, on en conclut qu’il a dû vendre ses droits très cher et qu’il a très envie qu’Hollywood continue de (mal) adapter ses (très bons) romans. C’est humain.
Non pas que le film soit absolument nul, mais il est désespérément propre sur lui, avec de bons comédiens (Kevin Spacey excellent, Kim Basinger vieillit bien), un scénario correct qui s’est efforcé de simplifier l’intrigue tortueuse d’Ellroy et, surtout, un très bon costumier. Film en costumes, LA confidential devient vite un film de costumes, un vrai défilé de mode début fifties. Ce n’est pas désagréable à regarder, mais tout de même un peu court comme les pantalons de l’époque. Pour le reste, Hanson n’a pas une seule idée de mise en scène durant deux heures et quart. Ce qui n’empêche pas son film de parvenir à ses fins : faire une bande dessinée d’après le roman d’Ellroy, une version light qui ne cesse d’atténuer la noirceur de l’original afin de le rendre acceptable pour les familles du dimanche. Partant d’un univers qui aurait pu inspirer Lynch ou les frères Coen, Hanson déploie ses talents d’illustrateur peu inspiré. Cette année comme les précédentes, Cannes avait besoin d’un « gros » film américain de genre, avec des stars, une touche de glamour et beaucoup de paillettes. Tout le monde est content. Et d’ailleurs, tout le monde s’en fout. « Qu’est-ce que tu penses du Hanson ? Ben, rien, pourquoi ? »
Pendant deux heures, on coupe le cordon cannois et on regarde PSG perdre devant le Barça. Croisé un peu plus tôt au bar du Monde, Hervé Le Roux avait prédit le résultat, en se marrant.
Jeudi 15 mai
Un Ami du défunt (Quinzaine des Réalisateurs) réalisé par l’Ukrainien Viatchelav Krichtofovitch auteur remarqué de La Côte d’Adam ne déplaît pas, bien qu’inscrit dans ce qui est en passe de devenir un genre particulièrement détestable : le film ex-soviétique, perclus de ressentiment et de nostalgie. Le message de Krichtofovitch est fort clair : au moins, du temps de Staline, les gens s’aidaient-ils, tandis qu’aujourd’hui, l’émouvante cohésion sociale du passé a volé en éclats sous les coups de boutoir du libéralisme, suppôt de la mafia et de tous les brigandages.
C’est fatigant mais il faut s’y faire, tous les cinéastes de la CEI mettent en scène des prostituées, des tueurs à gages, des téléphones portables, des dollars, littéralement fascinés par ces nouveaux visages du Mal, et pleurent dès qu’on évoque la bonne vieille datcha d’antan. Ici, la nonchalance de l’ensemble, filmage et jeu, un peu à la manière Iosseliani première période (Il était une fois un merle chanteur), nous calme et finit par séduire. Krichtofovitch apparaît tel un ironiste, certes fainéant et désabusé, mais qui n’en perd pas sa tendresse et qui refuse de s’en faire.
Jusqu’à ce jour, le Festival n’avait pas encore trouvé son favori idéal pour la Palme d’or. C’est chose faite avec Le Destin (Sélection officielle) de Youssef Chahine. Accueilli avec enthousiasme, aussi bien par les journalistes loqueteux du matin que par les pingouins tirés à quatre épingles du soir, le dernier film de Chahine semble réunir toutes les qualités nécessaires au vainqueur : signé par « un important vieux réalisateur » (pour reprendre l’expression ironique d’Oliveira) qui n’a encore jamais remporté la Palme, porteur d’un sujet fort et d’une « brûlante actualité » (la lutte contre l’extrémisme religieux), épousant une forme épique apte à séduire tous les publics. C’est là le miracle du film : Chahine ne renonce à aucune de ses exigences artistiques, ne verse jamais dans la lourdeur de la parabole unanimiste tout en faisant entendre son « message » haut et fort.
Alors que la plupart des cinéastes deviennent soit lourdement démonstratifs (voir Wenders), soit franchement obscènes (voir Winterbottom et Rosi) quand ils s’attaquent à de « grands sujets », Chahine parvient à raconter une histoire dont les enjeux sont clairement énoncés, puis à faire mine d’oublier toute l’importance de la thèse défendue (un hymne à la tolérance, à la diversité des religions et des cultures) pour faire vivre pleinement ses personnages, revivifiant ainsi son projet de départ. Tous les protagonistes du Destin existent, tous appartiennent à une même humanité qui doit chercher son salut dans la culture et la fête (et même dans la culture de la fête) plutôt que dans la fermeture à l’autre et la recherche éperdue de la souffrance.
En adoptant une forme polyphonique, en inventant une infinité de réseaux apparents et de ramifications souterraines, ou en citant Dumas comme une de ses influences majeures, Chahine semble opter pour la fresque à très grand spectacle, une sorte de Docteur Jivago égyptien. Et pourtant, comme dans tous ses précédents films en costumes, comme dans Adieu Bonaparte ou L’Emigré, c’est l’intime qui fait souffler le vent de l’Histoire et non l’inverse. Chaque individu, qu’il s’appelle Averroes le philosophe ou Marwan le barde éthylique, ne représente d’abord que lui-même : il n’est ni le vecteur d’une idée ni l’illustration d’un courant de pensée. C’est seulement après avoir gagné leur autonomie fictionnelle que ces personnages hauts en couleur se mettent à former une communauté prise dans la tourmente des grands bouleversements comme chez tous les grands poètes épiques, comme chez Shakespeare ou Michelet.
Chahine ne fait pas un cours magistral sur la perversion de l’Islam vers le fondamentalisme ou l’âge d’or de l’Andalousie arabe, pas plus qu’il ne s’enferre dans quelque subtil rapprochement avec la situation algérienne ou avec ses propres ennuis de censure avec la justice égyptienne ; tout ça, c’est au spectateur de le saisir à travers le prisme tourbillonnant de la fiction. Si Le Destin est un film politique réussi, c’est qu’il ne cesse d’inventer des situations qui deviennent idées de cinéma, des scènes et encore des scènes, des plans et toujours des plans, pour défaire les démonstrations lourdaudes et inventer des réflexions fertiles. Ce n’est pas parce qu’il parle de choses graves (les hommes immolés, les livres détruits) que Chahine cesse d’être un grand sensuel, un épicurien pour qui le principe de plaisir rejoint toujours celui de connaissance. Il rend palpable son propre plaisir de metteur en scène à travers sa manière unique de filmer deux amants au bord d’une rivière (décalque amusé de l’icône de Tant qu’il y aura des hommes), de montrer le renflement prometteur d’une gorge de femme ou d’ordonner un ballet endiablé. Le film tourne alors au musical, après avoir approché le péplum oriental. Car si Chahine se méfie comme de la peste des attitudes stéréotypées et des passages obligés de scénario, il a retenu les leçons de l’efficacité américaine, qu’il mâtine de ses propres arabesques narratives. Ainsi, Le Destin échappe aux catégories pour devenir un rêve de film « tout public », où le spectateur est séduit à force d’intelligence, où rien n’est facile et donné d’avance, mais où tout reste accessible.
Dans Le Joueur de flûte de Jacques Demy, les enfants étaient menés par le kidnappeur dans une cité idéale et mystérieuse, alors que le souvenir d’enfance que nous avions de ce conte les envoyait rejoindre les rats dans la rivière. La version de l’histoire que lit la belle Nicole (Sarah Polley) aux enfants dans De beaux lendemains (Sélection officielle) est conforme à celle de Demy, qui semble donc être la véritable histoire du joueur de flûte. Qu’avions-nous vu, enfants, à la télévision ? Nous serions-nous trompés, avons-nous inventé ce souvenir ? Mais alors, pourquoi Atom Egoyan, alors qu’il connaît l’histoire, décide-t-il, lui aussi, de faire mourir les enfants, de les envoyer au fond d’un lac gelé, avec un autocar pour tombeau ? Il semblerait que pour que cette histoire soit parfaite, les enfants doivent trépasser.
Dans le film d’Egoyan, il n’y a pas que les écoliers de la petite ville enneigée qui meurent, mais aussi la fille de l’avocat new-yorkais qui vient enquêter sur l’accident, venant mettre en péril la belle solidarité de cette communauté solidaire et meurtrie. Il n’y parviendra pas car Atom Egoyan n’a pas complètement abandonné la version originale idyllique et paradisiaque de l’histoire du joueur de flûte d’Hamelin ; car il existe quelque part, dans les limbes, une communauté d’enfants morts ou jamais nés qui veille et dont Nicole, la belle rescapée, est le relais ici-bas. Un faux témoignage de Nicole, dorénavant paralytique extralucide, empêchera le procès et plus rien ne viendra perturber « les fados étranges des amis perdus, qu’on ne reverra plus » (Daho). « Tu enseignes en échange la grande harmonie, unis pour la vie, nous allons mourir… pour renaître », chante encore l’ami Etienne dans une merveille dont le titre aurait pu être De beaux lendemains mais qui s’appelle, comme par hasard, L’Enfer. Exactement l’histoire du film, avec des souvenirs douloureux, des anges pervers qui étendent par terre des fillettes aux yeux limpides, et du mystère non pas pour faire mystérieux, mais parce qu’une vision est une vision et qu’on n’est jamais bien sûr du rapport qu’elle entretient avec la réalité.
« Qu’avions-nous vu ? » : c’était notre question, mais c’est aussi celle qui hante, depuis longtemps, le cinéma d’Atom Egoyan, un des plus beaux qui soient une question impérativement à l’imparfait. Que ce film ait ou non la Palme d’or n’a pas d’importance, il a le temps pour lui.
Dans la série « fratrie » (Pearl and John, Nénette et Boni…), voilà les petits derniers : Sophie et Loïc, que nous présente Sylvie Verheyde dans Un Frère (Cinémas en France), son premier long métrage. Nés en banlieue parisienne d’une mère-bistrot et d’un père disparu, ils affrontent tout en même temps : le passage à l’âge adulte, l’amour, l’amitié, Paris, l’accomplissement professionnel… Loïc, le grand frère (Jeannick Gravelines, un Grégoire Colin musculeux) comprend qu’il pourrait réussir dans la photo branchée, mais ça ne le rassure pas. Sophie, sa cadette (Emma de Caunes, fille d’Antoine, mais qui ne ressemble à personne) n’en est pas là, mais elle voit tout. Pire, elle est attirée par Vincent (Nils Tavernier, impeccable), celui-là même qui pourrait faire réussir son frère. Tous trois oscillent entre repli et envol. Entre indépendance et fusion. Comme Sylvie Verheyde a la caméra sensible sur ces deux fauves à vif (il faut la voir danser, il faut le voir baiser) et qu’elle évite l’hypothèse à la Sagan de l’inceste consommé, son film finit par générer un vrai mystère, par prendre une densité que ne laissaient pas supposer les premières minutes un peu mode. Et l’on regrette évidemment cette adolescence incandescente où rien n’allait, mais où tout était possible.
Seul comme un grand, pendant que les autres bossent aux fêtes, le plus vieux (et le plus rock) d’entre nous voit un des meilleurs films du Festival : une petite production âpre en noir et blanc racontant les destins d’une poignée d’oubliés de la prospérité américaine vétérans du Vietnam, métallos au chômage, immigrés mexicains illégaux, fantômes décharnés errant sur les bas-côtés du Rêve. Le scénario est remarquable d’intelligence et de dépouillement, la mise en scène sobre et pleine de trous, ménageant beaucoup d’espace au spectateur pour ruminer rêveusement et se faire son film. Le réalisateur est un disciple doué de John Ford, on le considère comme l’un des meilleurs cinéastes américains en activité et on l’interviewe pendant une bonne heure. Son nom est Bruce Springsteen, en tournée ces jours-ci dans le sud de la France. Ce fut le miracle d’un décrochage lyonnais bienvenu en plein milieu du Festival.
Pendant ce temps-là, ledit Festival commence à s’assoupir et plus personne n’a trop envie de sortir. Plus personne, sauf notre ami journaliste et producteur Nicolas Saada, digne héritier des grands mondains de Cannes, qui réussissait le très rare « Quinté + » : rencontrer et parler avec cinq personnes connues (et estimables, naturellement) en moins de trois heures, en cent mètres de Croisette et en deux fêtes. Après avoir conversé avec Lauren Bacall dans un ascenseur, Nicolas donna son avis au juré Nanni Moretti (resté impassible, devoir de réserve oblige) sur les films de la compétition, prit des nouvelles de Monte Hellman et David Cronenberg avant de se faire présenter à Atom Egoyan. En voilà un qui s’amuse avec style. Et le style, ça se fait rare.
Vendredi 16 mai
Un film unanimement hué par le public cannois (« Un des plus nuls du monde », écrivait Daney) ne peut pas être totalement mauvais. Cet aphorisme s’est, une fois de plus, vérifié avec la présentation sous les sifflets d’Assassin(s) (Sélection officielle), troisième long métrage de Mathieu Kassovitz, coqueluche du Festival il y a deux ans, ridiculement transformé en épouvantail cette année. Qu’importe ! Parlons cinéma, et Assassin(s) en est, indiscutablement. Un vieux tueur à gages (Michel Serrault) espère faire d’un jeune traîne-lattes (Kassovitz lui-même) son successeur. Devant le peu de compétence démontrée par l’apprenti, l’ancien trouvera un bien plus talentueux disciple en la personne d’un adolescent à la dérive, pur produit de la banlieue parisienne.
Résumé ainsi, le film de Kassovitz pourrait être n’importe quoi. Il est en fait furieusement atypique, incroyablement étrange, imparfait mais irréductible à tout catalogage hâtif. Assassin(s) se coltine un sujet maousse : celui de la violence et de sa représentation et, au-delà, celui d’une certaine banalité du mal. Les personnages vivent effectivement dans une absence de vision morale de leurs actes. Baignant perpétuellement dans l’environnement de la télévision, ses sitcoms minables et ses jeux atroces, écoles de l’humiliation et de la bêtise, le film semble tenir pour valide l’hypothèse d’une déréalisation généralisée due à l’omnipotence du tube cathodique.
Si Assassin(s) se contentait d’être à la recherche d’une cause à la banalisation de la violence, il ne serait pas très convaincant. L’intérêt du film est ailleurs. Dans la façon dont il alterne scènes d’apprentissage de l’ignoble (le premier meurtre au fusil de chasse restera) et zapping subliminal visuel et sonore, lenteur minutieuse et trip hallucinatoire. Le film touche du doigt l’expression très directe d’un nihilisme contemporain, rendu tangible par la façon dont les médias et la publicité ont remplacé toute vision eschatologique par la simple réaction aux stimuli les plus primaires. Kassovitz ne s’en tient pas quitte pour autant, il sait qu’il est lui-même dans la restitution stylisée et acceptable du Mal.
On a pu voir une métaphore de la fin du cinéma dans l’histoire de ce trio : le vieux représentant le septième art déclinant, le personnage joué par Kassovitz, une télévision déjà morte, le petit tueur, une nouvelle imagerie le visuel du video game. Mais Assassin(s) est du côté du cinéma dans la façon dont il se confronte à l’impureté et à la fascination. Kassovitz démontre qu’il n’est pas de ces kantiens dont Péguy disait qu’ils avaient les mains propres mais qu’ils n’avaient pas de mains.
Ma 6T va crack-er (Cinémas en France) de Jean-François Richet offre aux critiques un kit complet de battes de base-ball pour se faire tabasser. Ce qui n’a pas manqué. Et de pointer pêle-mêle l’idéologie rase-bitume du film, le compagnonnage surréaliste entre le sujet insurrectionnel et le financement TF1, le scénario qui part dans tous les sens, l’esthétisme de la baston, etc.
Bon, certes Richet est sans doute un idéologue manichéen et son marxisme loubard ne vole pas bien haut mais pas moins haut que celui de NTM, par exemple. Il est juste aussi que le cocktail sédition/TF1/Cannes peut prêter à sourire. Mais est-ce la révolte de Richet qui est déjà récupérée ou alors, en bon lecteur de Gramsci, Richet s’essaie-t-il à profiter du système pour faire passer son message de colère ? Pour ce qui est de l’argument moral sur l’esthétisme de la violence, on estimera que Ma 6T est moins grave éthiquement que La Trêve ou La Liste de Schindler et on renverra à une tripotée de cinéastes aînés qui ont transformé les bagarres en chorégraphies, la guerre en spectacle (de Eisenstein, maître revendiqué de Richet, à Peckinpah).
Richet n’est pas Peckinpah, d’accord. Mais il faut partir de la scène d’ouverture de son film, hilarante : des élèves sont convoqués dans le bureau de la proviseur, celle-ci leur fait la leçon et leur ordonne toutes les trente secondes de la boucler alors qu’ils n’ont pas dit un mot. Richet fait justement du cinéma pour tous ces gamins privés de parole et, bien sûr, quand on a enfin une chance de pouvoir l’ouvrir, il est légitime de parler vite et fort pour se faire entendre. Or donc, Ma 6T gueule, parle à tout-va, exagère… Tant mieux : ce chaos-là, c’est aussi la vie. Le filmage de Richet est porté par une énergie de tous les instants, le posse d’acteurs est sensationnel et chaque plan du film est marqué du sceau de la présence. Ancré dans le réel le plus basique, le film finit par devenir un bloc formel abstrait, un samizdat bordélique, une chorégraphie de corps et de mouvements rythmée par une bande sonore où dialogues, rap et musique finissent par se confondre. La dialectique de Richet est peut-être sommaire, son film pas très correct, n’empêche : il s’y passe vraiment quelque chose. Et un film dédié à Virginie Ledoyen ne peut pas être mauvais.
Pour She’s so lovely (Sélection officielle) de Nick Cassavetes, la règle est inverse : un film tiré d’un scénario de John Cassavetes ne peut être que mauvais, même s’il est réalisé par son propre fils et avec Gena Rowlands comme caution supplémentaire. Chez John, trop de choses se passaient au tournage pour que le miracle puisse se reproduire après sa mort. Surtout, le filmage cassavetien, cette façon d’étirer le temps puis de l’accélérer, n’est pas imitable sous peine de désastre un certain jeune cinéma français semble enfin l’avoir compris après l’avoir beaucoup pratiqué à nos dépens. Et les conditions de production pour le moins délicates qu’avait à affronter Cassavetes n’étaient pas pour rien dans le côté inquiet qui se dégageait de ses films. Là, c’est une très tranquille production Hachette Première. Loin d’être un film d’héritier, She’s so lovely n’est que la triste caricature du mauvais cinéma indépendant américain, l’exact pendant indie de LA confidential, une sorte de Rain man vaguement « artiste ».
Ecrit pour être filmé et joué entre le sourire et les larmes, sans oublier cette part d’irréductible étrangeté qui faisait toute la force d’Une Femme sous influence, le scénario devient un simple prétexte à numéros d’acteurs en roue libre. Pire, on ne croit pas une seule seconde à cette histoire de trahison et de pardon entre Sean Penn et Robin Wright qui a déclenché les rires gras du public effet pas vraiment recherché. Cassavetes savait toucher la folie du doigt, son fils n’arrive qu’à en épouser les clichés hollywoodiens. Investi dès le départ dans le projet, du vivant de John, Sean Penn aurait peut-être dû le réaliser lui-même. Les dégâts auraient été moindres. Une seule certitude après ce navet : la sélection américaine est d’une insigne faiblesse. Seul Clint reste digne.
On commençait à désespérer (le désespoir est un sentiment très cannois, comme l’enthousiasme ou la déception) quand Wong Kar-wai surgit avec Happy together (Sélection officielle). Souvent proche de l’expérimental pur et dur, la voix off survenant pour recoller quelques morceaux, le film nous a émus, agacés, même ennuyés parfois, mais souvent fait décoller de nos fauteuils. En un mot, il nous a excités. Terriblement. C’est normal, l’excitation (ou son absence) étant le seul sujet de Happy together, l’excitation (ou son absence) étant le meilleur indice de l’état du sentiment amoureux.
Quittant Hong-Kong pour l’Argentine et Buenos Aires, Wong Kar-wai cherchait à échapper aux sempiternelles questions sur le devenir chinois populaire de la colonie tout en augmentant sa prise de risque. Car qu’il le veuille ou non, et même si on croit aimer son cinéma pour d’autres raisons les néons et les dédales de Hong-Kong étaient devenus sa carte de visite obligée. En s’éloignant, il allait confronter son regard de cinéaste à une terre étrangère. Le résultat est un fascinant mélange. S’il adopte le bandonéon et quelques bribes d’espagnol, s’il filme les stades et les torrents argentins, Wong Kar-wai radicalise encore ses recherches de plasticien déchaîné : passage du noir et blanc à la couleur, accélérés et ralentis, abus des flashes et des courtes focales, mais aussi longs plans contemplatifs. Cette avalanche d’effets foudroyants n’a rien de gratuit ou de naïvement formaliste. En imprimant à son film un tempo aussi varié, le cinéaste ne fait que radicaliser sa démarche (sa geste, serait-on tenté de dire) pour coller à sa seule préoccupation : la passion. Passion de deux corps qui se cherchent et se repoussent, passion où tout apaisement est impossible car synonyme de mort.
Alors, le film épouse un vieux slogan, un terrible cliché (mais terriblement vrai, comme tous les clichés) : « L’amour est toujours à réinventer, sinon… » Et Wong Kar-wai ne fait que ça, inventer de nouvelles formes pour montrer les tourments éternels, les lits que l’on colle puis que l’on sépare, les petites attentions qui cachent mal de grandes humiliations, les désirs annexes mais indispensables, les décisions définitives et les remords immédiats.
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