Chef-d’ uvre publié à titre posthume, Vulnerable fait enfin de Marvin Gaye ce qu’il a toujours rêvé d’être : un Frank Sinatra noir, dont le sexe est la seule religion.
Après la deuxième minute de I wish I didn’t love you so, l’un des joyaux de l’album Vulnerable que chantait Jimmy Scott autrefois, la voix de Marvin Gaye se démultiplie, comme si plusieurs Marvin se mettaient à tourner autour de la même mélodie pour en sortir le miel. Cet entrelacement crée une impression de remous marin, un tumulte où les vagues vocales s’affrontent, se mélangent et finissent par noyer leur auteur dans sa propre émotion. A cet instant précis, et bien que l’overdubbing en soit pour partie responsable, Marvin Gaye est grand. On n’imaginait pas que le costume de crooner puisse lui aller aussi bien : classe, sans faux pli, sans fausse note, le drapant en outre d’une respectabilité après laquelle l’enfant terrible de la soul courut finalement sa vie durant.
L’ironie de voir ce disque qu’il mit dix ans à achever sortir à titre posthume ne peut désormais plus l’atteindre. Marvin avait déjà touché le gros lot à la tombola du destin railleur : se faire assassiner par son père un 1er avril, veille de son quarante-cinquième anniversaire, n’est pas à la portée du premier rémouleur de chansons venu. Que Vulnerable ait pu voir le jour à l’occasion du treizième anniversaire de sa mort ne retranche rien aux qualités d’une uvre qui rend justice à son auteur.
Pendant toute la première moitié de sa carrière, Marvin a voulu être ça : un Frank Sinatra noir, un torcheur de ballades, un soul pleureur. Un gars qui, dès qu’il ouvre le bec, rend moite l’entrejambe des jeunes filles agglutinées au pied de la scène. A son biographe David Ritz, il confiait un jour : « Mon rêve était de devenir Sinatra. J’adorais son phrasé, surtout au tout début, quand il était jeune et pur. (…) Je fantasmais d’avoir un jour le même style de vie : monter à Hollywood, devenir une star de cinéma. Toutes les femmes d’Amérique voulaient coucher avec lui (…). Mon rêve le plus cher était de pouvoir satisfaire autant de femmes que Frankie. Il était le champion toutes catégories, la référence. » Sinatra ne constituait pas son seul sujet d’admiration. Marvin aimait aussi Dean Martin et Perry Como, icônes absolues de l’Amérique du début des années 60, détendue et sûre d’elle-même. Dès qu’il commença à toucher ses premiers cachets chez Tamla Motown, il s’empressa d’acheter les mêmes pulls col en V que Perry Como. Mais cette image, Motown n’en voulait pas. Ce que Marvin révérait par-dessus tout chez Sinatra, c’était l’attitude, l’aisance, cette ahurissante coolerie, mélange de maîtrise et d’arrogance que seul un petit dur d’Hoboken pouvait arborer avec naturel et qui faisait si cruellement défaut au natif du ghetto noir de Washington DC, fils de pasteur, ensablé dans ses complexes, engagé dans une éprouvante quête de sa propre image.
Dans les photos d’archives de la Motown, on voit ce jeune homme svelte, à la recherche d’une certaine prestance que lui refusaient des costumes en shantung trop étriqués. Et la contrainte ne se limitait pas au seul rayon vestimentaire. On lui imposait aussi des morceaux rhythm’n’blues manufacturés, ces Hitch hike, Pride & joy, Can I get a witness composés et produits par d’autres Holland Dozier Holland, Smokey Robinson, Harvey Fuqua , qu’il interprétait d’une voix murée dans les aigus. Il devra attendre les duos avec Tammi Terrell et I heard it through the grapevine, écrit par Norman Whitfield, pour commencer à échapper au carcan Motown.
Au début des années 70, avecWhat’s going on, Marvin Gaye proclamait enfin son indépendance artistique. L’éloge de cette somptueuse rhapsodie écolo-dépressive, qui apparaissait inévitablement sur toutes les listes des meilleurs albums de l’histoire, n’est plus à entonner. Ce qui frappe en revanche, c’est l’importante rupture que ce disque marque par rapport à sa production passée, si calibrée, tellement codifiée. Soudain, toute une sensibilité contrariée, un nectar d’âme séquestré à l’intérieur se met à inonder son uvre. Les digues traditionnelles de la soul se retrouvent submergées, les structures mêmes de sa musique doivent s’adapter pour accueillir cette crue soudaine où hédonisme et douleur font eaux communes. Le style Marvin Gaye vient de naître, réunissant au mépris des conventions le chant soyeux des crooners, l’invention conceptuelle du jazz, la densité sonore du rhythm’n’blues et une manière de s’abandonner qui offre à l’ensemble une dimension spirituelle bouleversante, une beauté profondément pathétique. Marvin libère sa musique mais ne parvient pourtant pas à se libérer lui-même.
Son attache avec Motown demeure forte. Son épouse Anna, qui n’est autre que la s’ur de Berry Gordy, le boss, veille au grain. Cette femme de dix-sept ans son aînée est la seule, après sa propre mère, qui ait su donner au chanteur quelques motifs de confiance en soi, et le pouvoir qu’elle exerce sur lui demeure important. Pendant les premières années de leur mariage scellé en 1964 alors qu’il n’a que 20 ans, Marvin, bien que courtisé par toutes les beautés qui tournicotent autour des studios de la firme à Detroit, s’astreint à une rigoureuse fidélité. Le succès venant, et surtout l’aisance qu’il acquiert sur scène lui révélant un certain pouvoir de séduction, sa volonté s’émousse. Dès lors, les femmes deviennent son principal souci, le sexe sa seule religion et l’axe essentiel de sa création. Marvin Gaye connaît sa dernière transformation en devenant un prophète de la baise. Avec une admirable absence d’hypocrisie, il racontera à David Ritz pour sa biographie Divided soul, sans omettre les détails, ce que fut sa tentative de rédemption par le cul. Notamment les relations privilégiées qu’il entretient avec les putes. En 1983, au magazine Actuel, il dira « Les putains me préservent de la passion. Les passions sont dangereuses. Elles vous font convoiter la femme des autres. » Un an plus tôt, alors qu’il travaille à l’enregistrement de l’album Midnight love, sur lequel figure son dernier succès Sexual healing, il évoque la possibilité d’épouser une prostituée rencontrée en Belgique. Lui qui croyait avoir raté sa vocation en ne devenant pas chanteur de cantiques avait fini par s’identifier à une putain. Elles vendaient leur corps, lui son art. Dans les années 70, sa production se nourrit de ces homélies érotiques aux intentions suggestives de plus en plus précises. Sur You sure love to ball (Tu aimes salement baiser), extrait de l’album Let’s get it on (Prenons notre pied), les soupirs d’extase d’une femme enregistrés pendant l’étreinte consacrent l’éclosion d’un nouveau genre mystico-sexuel, dont Madonna et surtout Prince s’inspireront plus tard. Dès lors, la scène devient le théâtre de ses fantaisies et il finit par considérer les concerts comme une sorte de rapport sexuel collectif une tendance qui aboutira au strip-tease rituel qu’il va exécuter pendant Sexual healing lors de sa dernière tournée.
Annuler un concert, comme il lui arrivait d’en prendre la décision soudaine, revêtait une signification particulière : c’était sa manière de susciter chez ses fans féminines le besoin d’exprimer plus ouvertement leur envie de le voir chanter, attitude qu’il assimilait à une intensification du désir d’être satisfaites par lui. Peu à peu, les cloisons entre vie artistique et personnelle disparaissent au profit d’une extériorisation complète de lui-même qui, croit-il, devrait le libérer définitivement de ses peurs.
L’album I want you sera inspiré par sa rencontre amoureuse avec Janis Hunter, de dix-sept ans sa cadette, qui deviendra sa seconde femme, alors que Here, my dear est la chronique intime de son mariage et de son divorce avec Anna Gordy en 1975. Double album très injustement méprisé par la critique à sa sortie, Here, my dear fait depuis sa ressortie en 1993 l’objet d’une réévaluation. Ce disque devait à l’origine servir à honorer le montant (1 million de dollars) des pensions alimentaires, réparations pour préjudice et frais de justice dont il devait s’acquitter. Marvin voulait se débarrasser au plus vite de cette corvée, mais plus il vivait avec l’idée de devoir enregistrer un album pour son ex-femme, plus cette notion le fascinait. Finalement, cette contrainte va lui inspirer son uvre la plus personnelle, une vraie confession, où Marvin aux abois semble n’espérer qu’une dernière chose : l’absolution. Musicalement, Here, my dear est une uvre grandiose, ambitieuse, captivante ; avec sa progression dramatique, ses mouvements harmoniques, elle s’apparente à une symphonie du crépuscule amoureux où la culpabilité est au pupitre, où l’artiste parvient au prix d’un effort psychologique considérable à redonner au chaos de sa vie une forme à la poignante beauté.
Mais l’exorcisme va échouer. Commercialement, le disque est un bide et personnellement, Marvin est au fond du trou. La cocaïne est sa nouvelle maîtresse, la souffrance sa plus fidèle compagne. Son mariage avec Janis se révèle encore plus tourmenté que le premier. A demi fou, il supplie sa jeune épouse de coucher avec d’autres hommes. Marvin veut souffrir, souhaite détruire ce qu’il ne supporte plus d’adorer. Et il sombre. Irrémédiablement. Il goûte sa seule consolation, ses seuls instants de repos dans son studio où il chante les ballades qu’il avait commencé à enregistrer en 1967, sous la direction de l’arrangeur Bobby Scott qui jadis collaborait avec Harry Belafonte et Aretha Franklin. A l’époque, il jugeait qu’il n’avait pas encore suffisamment enduré les affres de l’amour pour rendre le meilleur hommage possible à ces chansons appartenant au répertoire de l’easy-jazz américain des années 40 et 50, celui de Nat King Cole, de Peggy Lee, Jimmy Scott et… Frank Sinatra. Mais là, pas de doute, il est à point. Au solstice de la douleur. Et ce matériel, d’une texture remarquablement perméable pour absorber les épanchements d’une âme au summum du tourment, va saisir à jamais l’empreinte de cet homme se délectant de sa propre misère amoureuse. Le choix n’est pas fortuit. Ces chansons, puisées dans le vivier des romances un peu désuètes de l’immédiat après-guerre, ramènent Marvin à cet âge d’innocence où, jeune garçon, il s’identifiait à Sinatra.
Le plus troublant dans Vulnerable, c’est bien la conjugaison entre la profondeur du traumatisme dont ces chansons témoignent et la délicatesse avec laquelle il est exprimé. Là où Sinatra investissait son répertoire avec une sensibilité dont il conservait le contrôle, Marvin s’y plonge comme s’il recherchait, jusque dans l’agonie, un promontoire pour y exposer ce qui lui reste après avoir tout perdu : sa dignité. Les arrangements sont en pur miel d’élégie. Les violons, les flûtes, les cuivres, tous semblent convoqués, comme dans les poèmes de Dante, pour goûter la torture avec les outils de la délectation. Marvin fait usage de toutes ses voix, du falsetto au grommellement langoureux, privilège dont il fut si longtemps frustré à ses débuts. A l’amorce de She needs me, il pousse deux ou trois « I love you » et, dans cet aveu si bref, si sommaire, c’est toute l’abyssale splendeur de l’expérience humaine.
Les disques de ballades ne sont plus monnaie si courante pour que l’on daigne bouder celui-ci. Marvin Gaye souhaitait l’enregistrer comme s’il s’agissait d’une excursion au pays de son enfance, un parcours de golf avec ses souvenirs les plus sucrés. Faute d’avoir pu vivre jusqu’à sa parution, il ignorera donc que ce divertissement lui a permis de surpasser son idole. Ce qui parfois nous retient d’admirer Sinatra et sa voix fabuleuse, mais soumise si souvent à une séduction sur commande, c’est qu’il est un gagneur. Ses derniers bulletins de santé le prouvent. Il ne rend jamais les armes. Marvin, lui, est frappé du sceau des vrais romantiques.