Réunis à la va-vite voilà deux ans pour soutenir les premiers pas solitaires de Dave Grohl, les Foo Fighters ont appris depuis à devenir un vrai groupe. Comme le prouve The Colour and the shape, deuxième album accompli et fonceur, il peut donc y avoir une vie après le Nirvana.
Dave Grohl : celui qui s’assoupissait une fois sur deux pendant les interviews de Nirvana. Celui qui sur scène, dans l’ombre de sa batterie, tenait toute la maison pendant que Kurt Cobain surfait sans boussole sur son génie fragile. Devenu orphelin, Grohl a dû soudainement faire face, relever les manches et bâtir sa propre tanière. Lui qui depuis l’enfance intégrait des groupes déjà cristallisés Freak Baby, Mission Impossible et Drain Damage à Springfield (Virginie), Scream à Washington, Nirvana à Seattle étonna d’abord par sa propension à prendre les rênes, ensuite par ses vraies prédispositions de compositeur. Le bernard-l’ermite du grunge muait en poisson pilote.
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« Etre à l’origine du château de cartes est une sensation que je n’avais plus éprouvée depuis l’enfance. Bâtir un groupe est en fait une forme d’expression assez proche du jeu de construction. On part de rien, on se donne des buts, on en atteint d’autres. On sait même qu’un jour l’édifice tombera, lorsqu’il aura perdu son sens de l’équilibre sa raison d’être en l’occurrence. Mais ce sont des émotions fortes, surtout avec la personnalité de Pat Smear et la force de Nate Mendel en guise de pièces de puzzle. »
Nous le savions charmant, discret et droit. Nous le découvrions solide et pugnace. De ses Foo Fighters nous n’attendions rien, surtout pas la charge d’une flamme à jamais soufflée. Comment un batteur pouvait-il reprendre une guitare oubliée au grenier depuis quinze ans et combler instantanément les trois mètres de scène qui séparent le strapontin du boxeur et le bord de la fosse ? On ne doutera pas que Nirvana fût la meilleure école pour apprendre l’équilibre, pour appréhender tous les risques, mais Dave s’imposa dans le rôle du grenadier voltigeur avec un naturel qui dépassait les prévisions les plus optimistes.
Une fois digérée l’idée d’avoir assisté à la naissance d’un nouvel homme de front, c’est l’éclosion du musicien et du chanteur qui nous déconcerta.
« Il faut bien avouer qu’il y a quatre ou cinq ans, je ne supportais pas d’entendre ma voix. Les quelques vocaux derrière Kurt au sein de Nirvana étaient vraiment le maximum que je pouvais m’autoriser. J’ai toujours un peu composé et chanté, mais tout le monde ma mère exceptée aurait pissé de rire en entendant le résultat. J’étais plus motivé en fait par la recherche de nouveaux horizons que par l’idée de graver un jour mes propres chansons. Ce n’est qu’avec le premier album des Foo Fighters que la honte d’écouter mes babils s’est un peu estompée j’ai même sorti ce disque avec ce qui n’était, au départ, qu’une collection de maquettes. D’ailleurs, je ne voulais en presser que dix ou quinze mille, sur vinyle, sans aucun nom, sans aucun repère sur la pochette. Il a fallu que tout l’influx du groupe s’y additionne pour en faire notre première carte de visite. Maintenant, après deux ans, je me suis habitué au micro, mais j’ai encore une peur panique de l’avant-scène. La plupart du temps, je me sens ridicule, comme dans la peau d’un animal de cirque. Que l’on n’essaie surtout pas de me coller sur le paletot un quelconque statut de rock-star… Là, franchement, je ne peux pas. David Bowie, avec qui nous avons joué au Madison Square Garden, est indéniablement une rock-star, une vraie, sans les côtés trou-du-cul inclus dans le mot, mais je comprends tous ces personnages factices qu’il s’est créés depuis Ziggy Stardust. Quel merveilleux système de défense ! Hélas, je n’ai pas ses talents d’acteur. »
Si le rock’n’roll extrêmement cartésien des Foo Fighters charrie d’audibles antécédents de batteur, Dave Grohl réussit dès le premier album à s’offrir un petit lopin sans trop de fantômes. Evitant les principaux écueils de son passé, le premier jet tient autant par sa rigueur que par sa dynamique. This is a call ou I’ll stick around emportent certes le morceau sur l’élan d’hier, mais d’autres Good grief ou X-static élargissent l’horizon. Si Nirvana point dès que la machine s’emballe, dès que la voix devient vulnérable, d’impromptus Beatles, Hüsker Dü ou Pixies prennent le relais lorsque les compositions partent à l’aventure.
« Il n’y a que d’infâmes prétentieux pour s’élever au rang de génération spontanée. Tout le monde peut repérer les racines de notre musique, ce serait la pire des hypocrisies de le nier. Et je déteste ces mecs qui, dans les interviews, refusent d’admettre la moindre influence ou le moindre disque récemment écouté. Je ressors toujours avec autant de plaisir un vieux Led Zeppelin, Melvins ou Naked Raygun. » S’ensuivent des chicanes d’archiviste jusqu’aux recoins les plus obscurs des étagères, jusqu’au premier disque introuvable des précités Naked Raygun. « … Mais si, ce single, celui sur lequel il fallait poser une feuille de papier et frotter avec un crayon pour lire les textes, comme font les gamins pour copier des pièces de monnaie ! Et le premier single 22 titres de DRI… »
La parenthèse sinueuse prend alors tous les chemins vicinaux du collectionneur patenté.
« Bref, pour le choix d’un producteur, c’est la même chose. On fait appel à ses services sur la foi de travaux passés, par sur des hypothèses fumeuses. C’est donc clair, nous avons contacté Gil Norton pour The Colour and the shape afin de bénéficier d’un son aussi limpide et tranchant que celui des Pixies. Point. »
Né à Warren (Ohio) le 14 janvier 1969, marqué dès son enfance en Virginie par une cellule familiale éclatée à l’instar de Kurt Cobain , David Eric Grohl aura à c’ur de transformer ses Foo Fighters en un nouveau foyer, avant même d’en avoir achevé la charpente. Sur le premier album, il occupe tous les postes, mais incrustera des photos de son groupe embryonnaire sans en avoir tiré une note. Nate Mendel, l’impeccable bassiste enrôlé après le split de Sunny Day Real Estate, prend le relais et souligne les vertus de cette insolite genèse :
« De toutes les démocraties répertoriées, celle qui régit les groupes de rock’n’roll est sans doute la pire. Chacun se mêle de tout et de rien. Toutes les idées se noient dans le consensus et s’annihilent le plus souvent. Lorsque nous avons rejoint Dave en août 94, le premier album était déjà en boîte. Disons que les chartes de l’entreprise étaient déposées. Il n’y avait plus qu’à y adhérer ou à décliner l’offre. La direction était donnée et elle nous a plu. Nous évitions du même coup les mauvaises surprises, la crainte de la page blanche ou celle de la sauce qui ne prend pas. Dave était le seul à distribuer les cartes, mais son respect des autres est tel qu’il n’y avait aucun risque de triche. Nous échappions aussi à toutes les frustrations des débutants : la recherche de concerts miteux ou de labels cyniques. Le terrain était déjà défriché et tout est allé très vite. »
Si le démarrage des Foo Fighters fut spectaculairement rapide, il faudra par contre attendre deux ans pour que The Colour and the shape, premier véritable album du groupe, voie le jour. Dave Grohl, désormais barbu et cheveux taillés pour ne plus les avaler en concert, reprend :
« Le premier disque nous a servi d’alibi pour foncer. Nous avions déjà quelque chose à défendre. Nous avons tourné jusqu’à plus soif, composé de nouvelles chansons le jour, joué les anciennes la nuit. Et ainsi de suite sans prendre le temps de respirer. Les seules poses furent l’enregistrement du Down in the park de Tubeway Army pour les besoins de la série X-files, ainsi que mes premiers pas dans le cinéma avec la BO du film Touch, de Paul Schrader. J’ai beaucoup aimé écrire ces musiques pour des ambiances et des situations données, accompagner des mouvements ou des sentiments, donner un thème à chaque personnage. Je ne pense pas que cette expérience ait pu déteindre sur The Colour and the shape, mais c’est vrai que les titres du nouvel album sont plus variés. J’en demeure le principal compositeur, mais tout le monde y a joint sa sensibilité et ses acquis, son optimisme surtout. L’optimisme, voilà sans doute mon principal carburant. »
Capables de se réclamer d’une « éthique à l’ancienne du rock alternatif » en y plantant de sévères banderilles inédites, telles que Monkey wrench ou Everlong, capables de tenir sans ridicule un flambeau d’anciens combattants, Dave Grohl et ses Foo Fighters redorent le pan festif et acharné du rock’n’roll. On peut penser que The Colour and the shape n’est qu’un disque de plus, on peut aussi dire qu’il en résume des centaines d’autres, devenus soudain dispensables et redondants. Tout en motivations conquérantes et en énergie à l’arraché, ce groupe pourra encore longtemps se reposer sur son potentiel humain pour faire des miracles.
Foo Fighters, The Colour and the shape (Roswell-Capitol/EMI)
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