Dans Les Pleins pouvoirs, Clint Eastwood s’amuse avec le matériau d’un scénario médiocre, déjoue les pièges d’une fiction présidentielle poisseuse, met en scène son double : un gentleman cambrioleur qui s’amuse avec une certaine vulgarité américaine, s’infiltrant jusqu’aux centres du pouvoir. Ironie, détachement, laconisme, Eastwood est plus que jamais cet esthète en décalage avec les laideurs de son époque.
Nous sommes dans une galerie de peinture. Un amateur, un dessinateur du dimanche, reproduit des détails prélevés dans des toiles de maîtres. La caméra part de sa main et s’élève avant de revenir vers son visage qui scrute le tableau à copier. Comme tous les grands cinéastes enfin reconnus, Clint peut se permettre de jouer les modestes. Plutôt que de la ramener, il se pose en élève éternel, en disciple respectueux qui sait qu’il a encore beaucoup à apprendre. Avant de tourner un nouveau film, il se souvient de John Ford (le maître rêvé), Sergio Leone ou Don Siegel (les maîtres réels).
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Mais Clint a la modestie roublarde. Et il sait qu’on l’aime comme ça, qu’il lui faut commencer par en rabattre pour mieux nous séduire, que l’arrogance ne sied qu’aux débutants prometteurs et aux médiocres éternels. « Ne renoncez pas… », lui dit une jeune visiteuse en regardant son travail, « Jamais ! », répond Clint, tel qu’en lui-même. On sourit. L’inspecteur Harry serait donc devenu ce vieux sage qui n’aime rien tant que se moquer de lui-même, évoquer son pacemaker et son âge certain ? Rentré chez lui, il ouvre une bonne bouteille, dîne seul mais aux chandelles et rêvasse en regardant le portrait de sa fille perdue, son tourment secret. Bref, il se la joue à mort, il joue pour un public invisible.
Par le biais de l’évolution de son personnage, Eastwood cinéaste commence par prendre la pose. Calme et sûr de lui, il se décrit en observateur lointain, définitivement au-dessus de la mêlée hollywoodienne. Il fait encore partie du jeu mais ne joue plus que selon ses propres règles. Depuis Impitoyable, il n’a plus grand-chose à prouver. Alors il s’amuse, comme un enfant, le plus sérieusement du monde. Les Pleins pouvoirs, il les a depuis longtemps. Et il en use pour choisir ce scénario un peu niais de William Goldman, parce que le personnage de Luther Whitney roi des voleurs qui n’emporte que les pièces de valeur et mauvais père bourré de remords lui plaît. Parce qu’il sait que les mauvais romans peuvent donner de bons films et que les scénarios faiblards sont d’excellents défis aux grands metteurs en scène. Durant les vingt premières minutes, jusqu’à l’intrusion du Président et de sa maîtresse sur le « chantier » du génial monte-en-l’air, quatre phrases sont prononcées, pas une de plus. Entre-temps, faisant de son célèbre laconisme un atout majeur en plus d’un signe de reconnaissance obligé, Eastwood aura eu le temps de donner sa première leçon de mise en scène.
Pourtant, quoi de plus banal qu’un « casse » de cinéma ? Chez Eastwood, l’écueil du « déjà vu mille fois » est évité par l’association de deux données simples, presque primitives : le jeu sur la durée et la déclinaison de l’idée de lumière. Longue et lente, la progression du cambrioleur dans la maison vide obéit à un rythme proche de la contemplation pure. Il s’agit moins de faire monter le suspense (quelqu’un va-t-il arriver et le surprendre ?) que d’imposer tout de suite au spectateur le tempo général du film. Loin de l’aspect constamment survolté du cinéma américain contemporain (on va d’autant plus vite qu’on n’a plus rien à dire ni à montrer), Les Pleins pouvoirs sera un film qui prend tout son temps, un film de flâneur pas pressé d’en finir. La minutie du voleur et celle du cinéaste se rejoignent et ils prennent ensemble le chemin des écoliers. Favori de la lune qui revient à trois reprises tout au long du film, comme une présence rassurante , le voleur troue les ténèbres protectrices de sa propre luminescence. A la clarté du disque lunaire répond le faisceau de la lampe de poche qui caresse les objets à saisir, découpe l’espace en zones neutralisées, trace le chemin à suivre et sélectionne les objets à dérober. Et quand un tableau apparaît furtivement, Eastwood se retrouve du côté de chez Carax : on songe à la visite du Louvre nocturne et désert dans Les Amants du Pont-Neuf.
Esthète autoproclamé mais exigeant, Clint n’a plus qu’à attendre l’arrivée des barbares, ceux qui font grand bruit, s’agitent en tout sens, se cognent pour s’exciter et se croient les maîtres d’un monde bien peu ragoûtant. Ils allument en grand, leur insupportable vulgarité prend possession des lieux, Clint n’a plus qu’à se cacher. Après celle du solitaire autosuffisant, il adopte la posture du spectateur navré, du voyeur malgré lui, caché derrière le miroir sans tain, homme-écran qui n’arrive pas à croire ce qu’on projette.
Sur son visage, on lit d’abord la surprise et la peur puis, très vite, le plus profond dégoût. Terré dans l’ombre, il ne peut que baisser les yeux face à ce qu’on lui inflige. Il voudrait être aveugle, il voudrait être ailleurs, comme nous. La chambre à coucher devient une scène, celle du pire théâtre de boulevard, avec amant et maîtresse hystériques se vautrant dans le lit du mari cocu. Ensuite, le vaudeville tourne au peep-show SM, au sous-Jade ou Basic instinct avec insultes et coups garantis sur facture, avant de devenir un très mauvais remake du Crime était presque parfait, un coupe-papier remplaçant les ciseaux de Grace Kelly. Mais le plus grotesque reste à venir… Alors, l’humour reprend le dessus, Clint approuve les décisions pleines de sang-froid d’une femme de tête : on fera croire à un cambriolage qui a mal tourné, on met au point une mise en scène. Clint va s’empresser de la confirmer, on lui a désigné son nouvel emploi, il l’assumera pleinement.
Commence alors un autre film. Le monde est venu déranger les rêveries du cambrioleur solitaire, le tout-venant du cinéma marchand (une fiction présidentielle, une de plus) impose sa poisseuse présence au cinéaste de l’élégance lointaine, au dandy épris de beauté qui cultive son détachement au c’ur même du système. L’outrage est d’importance mais Clint ne dormait que d’un œil. Ceux qui ont osé le réveiller vont devoir payer le prix de leur outrecuidance. Si on l’a obligé à regarder ça, ce spectacle répugnant qui suinte la bêtise satisfaite, il faut s’attendre à une réaction vigoureuse. Clint va cesser d’être un témoin passif pour endosser le rôle du metteur en scène. Ainsi, il va nous venger de tout ce que nous avons subi. C’est pour ça qu’on l’aime tant, c’est pour ça qu’il est notre héros de toujours. Si Dans la ligne de mire de Wolfgang Petersen, un produit fade et manufacturé, se laissait regarder sans trop de déplaisir, il appelait quand même une réponse de celui qui avait prêté son talent de comédien à cette douteuse entreprise. La réponse est éclatante.
Plutôt que de garder son film sur les rails, comme l’auraient fait Petersen et consorts, Eastwood n’a de cesse de le laisser dériver. Alors qu’on s’attend à une intrigue solidement charpentée (le gentil voleur contre le vilain Président des Etats-Unis), il brouille les pistes et fait pencher Les Pleins pouvoirs tantôt vers la comédie policière tendance La Main au collet (la scène du bal, le coup du collier, références explicites), tantôt vers le pur exercice de mise en scène (la scène du rendez-vous avec la fille, le coup du reflet, encore la lumière comme idée de maîtrise) ce qui revient exactement au même, Hitchcock le savait bien. Devenu démiurge, Clint impose sa loi, tend ses pièges, oppose la sophistication rigolarde de son propre artefact au grand mensonge de la politique-spectacle et fait subir à son film autant de métamorphoses qu’à son personnage. Il fait feu de tout bois dans un seul but : ridiculiser l’adversaire, le très mauvais film qui ne demande qu’à surgir du scénario de Goldman, mettre les rieurs de son côté à force de jubilation parodique et, surtout, séduire le spectateur à qui on ne la fait pas représenté ici par sa fille, rétive à son charme et toute prête à le trahir. Quand il s’introduit subrepticement dans son appartement, c’est pour lui remplir son frigo, manière comique de nous signifier à quel point on mange mal en s’empiffrant de navets. Il était grand temps que Clint se penche sur notre alimentation.
Avec Sur la route de Madison, Eastwood parvenait à revivifier un genre exsangue, le mélodrame. Ici, par l’intelligence de sa mise en scène, en maniant à la perfection l’absurde et la dérision, il démontre l’inanité d’un certain cinéma commercial américain : le malade n’est plus transportable, il faut donc l’achever en beauté. Quand Clint Eastwood interprète un personnage qui se prénomme Luther, c’est que la Réforme est en marche. Le temps des indulgences est terminé.
Les Pleins pouvoirs de et avec Clint Eastwood, et Gene Hackman, Ed Harris, Laura Linney, Scott Glenn, Judy Davis
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