Réédition de quatre romans “spécial Noël” d’Agatha Christie, dont Le Noël d’Hercule Poirot qui met en scène un meurtre sanguinolent dans un manoir anglais. Ou comment jeter quelques certitudes belges dans un océan de doutes british.
Comme chaque année, on rêve d’aller passer Noël dans un manoir anglais type Downton Abbey (avec un plus : des armures le long des couloirs sombres), à boire du Earl Grey devant une cheminée gothique tout en organisant une murder party entre amis pour le 25 décembre. Et comme chaque année, la réalité sera tout autre : on se retrouvera chez soi avec, en guise de cheminée, une bougie parfumée feu de bois, et à la place d’une vraie murder party, un bon vieux roman d’Agatha Christie.
Sauf que cette année, on ne s’en plaindra pas : les Éditions du Masque ont la bonne idée de rééditer quatre romans d’Agatha Christie « spécial Noël », distribués en deux petits coffrets comprenant, pour l’un, Le Noël d’Hercule Poirot et Christmas Pudding, et pour l’autre Le Crime d’Halloween et Meurtre au champagne. Au même moment, François Rivière, le coéquipier de l’anglophile Floc’h pour ses bandes dessinées (on se souvient avec émotion de Blitz), signe Agatha Christie – La romance du crime, biographie sous la forme d’un beau livre aux illustrations vintage et aux nombreuses photos d’Agatha toute de tweed vêtue. Les fans de la « Duchesse de la mort » (titre d’une bio de Christie déjà signée par Rivière) n’y apprendront rien de nouveau, mais l’objet est tellement beau, avec une illustration de Floc’h en cover, qu’on n’y résiste pas.
De toutes ces parutions, la plus « typically Xmas » sera Le Noël d’Hercule Poirot. Dans un grand manoir anglais (nous y voilà), un vieillard impotent mais particulièrement sadique avec sa vaste progéniture en rassemble tous les membres pour Noël, en commettant trois erreurs : 1. les humilier de plus belle, 2. leur faire comprendre qu’il s’apprête à changer son testament, 3. dire à tous qu’il conserve dans son bureau des diamants d’une valeur inestimable.
Évidemment, le 24 au soir, on retrouvera ce vieil idiot égorgé dans sa chambre, celle-ci fermée à clé de l’intérieur, et aucune arme sur le lieu du crime. « Seriezvous en train de me chanter, commissaire, qu’il s’agit d’un de ces fichus cas qu’on ne trouve que dans les romans policiers et où un homme est tué dans une chambre close par quelque intervention apparemment surnaturelle ? », demande le colonel Johnson au commissaire Sugden. Une référence au Mystère de la chambre jaune, écrit en 1907 par Gaston Leroux ?
C’est là tout l’humour délicieusement anglais d’Agatha Christie, accommodé d’un zeste de distance, saupoudré de lucidité aiguë, et surtout du côté, toujours, de ses lecteurs, qu’elle entend ne pas duper. Car contrairement au Meurtre de Roger Ackroyd où elle révolutionnait la narration du roman policier, nulle invention géniale dans ce livre de 1938 qu’elle sait, ellemême, mineur, et qui ressemble presque à un pastiche de ses propres oeuvres.
Elle écrit ce livre comme un exercice et un cadeau fait à son beau-frère, un certain James, à qui elle s’adresse en préambule :
« Vous avez toujours été l’un de mes lecteurs les plus fidèles et les plus indulgents : c’est dire à quel point recevoir de vous un mot critique m’a troublée. Vous y déploriez que mes meurtres deviennent trop épurés – exsangues, pour parler net. Vous y réclamiez ‘un de ces bons vieux meurtres bien saignants’. Un meurtre qui, sans l’ombre d’un doute, en soit bien un ! »
Inutile de dire qu’elle va en rajouter, se moquant parfaitement de ces romans grossiers à hectolitres d’hémoglobine, en badigeonnant de sang tous les meubles de la chambre de la victime. Mais en y ajoutant, en bonne cérébrale qu’elle est, une sorte de rébus via une référence à Shakespeare. En découvrant le meurtre, Lydia, la belle-fille du vieillard, a cette phrase : « Qui aurait cru que ce vieil homme eût en lui tant de sang… ? » Hercule Poirot, pas très loin puisqu’il s’agit tout de même, selon le titre, de son Noël, y saisira la référence à la phrase, similaire, de Lady Macbeth. Une piste ? À voir… Pas question de révéler la fin d’un roman où l’on parle beaucoup, et où Poirot, substitut à la fois de l’auteur et du lecteur idéal, passe son temps à écouter les interrogatoires de ses amis policiers (il est venu passer les fêtes chez le colonel Johnson), à « lire » ce qui s’y dit, et à réécrire en filigrane une autre narration : celle du meurtre.
La présence d’Hercule Poirot rassure : il représente, d’une certaine façon, l’incarnation d’une vie idéale sur terre. Il a atteint la paix des sens et ne souffre plus de tourments amoureux ; il est à la fois indépendant et jamais seul ; enfin, son désir se réalise toujours : où qu’il aille, un meurtre advient toujours comme par miracle, lui permettant de faire marcher ses chères cellules grises. Enfin, il a acquis une connaissance profonde de l’âme humaine, faite de certitudes apaisantes : « Le caractère de la victime, dit rêveusement Poirot, a toujours quelque chose à voir avec son assassinat. L’âme franche et candide de Desdémone a été la cause directe de sa mort. Une femme plus soupçonneuse aurait compris les machinations de Iago et les aurait prévenues beaucoup plus tôt. » Dans la vie, comme dans les romans, rien ne nous arriverait jamais par hasard. Merci Hercule.
Nelly Kaprièlian
Un Noël à l’anglaise 2 coffrets Agatha Christie spécial Noël (Éditions du Masque), t. 1 : Le Noël d’Hercule Poirot et Christmas Pudding, traduction de l’anglais par Françoise Bouillot entièrement révisée ; t . 2 : Le Crime d’Halloween et Meurtre au champagne, traduit de l’anglais par Jeannine Levy, 460 pages, 11,20 € chacun Agatha Christie – La romance du crime de François Rivière (La Martinière), 224 pages, 32 €