Pour sa 48e édition, les Rencontres de la photographie à Arles révèlent l’état foisonnant de la création contemporaine, oscillant entre la volonté de raconter les crises du monde et le désir d’explorer les vies intimes.
“Voir le monde” ; il n’y a pas de geste à la fois plus simple et plus complexe que celui qui guide Sam Stourdzé, directeur des Rencontres de la photographie à Arles.
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Par-delà les divers protocoles de captation du réel, ce “monde vu” se révèle selon des perspectives multiples, du local au global, de l’intime au politique, de l’introspection à l’enquête…
Créativité tous azimuts
S’il est impossible de dégager des motifs communs dans le foisonnement des quelque trente expositions, la dissémination formelle et thématique reste au moins l’indice d’une créativité tous azimuts dans la photographie contemporaine.
Parmi tant d’autres possibles, un découpage se dessine sensiblement dans cette 48e édition : celui qui sépare des artistes rattachés à la tradition documentaire de la photographie, et ceux centrés sur des questionnements plus affectifs.
Réflexion politique
Voir le monde tel qu’il est, tel qu’il se transforme, tel qu’il impose des modes de vie fracassés, tel qu’il pousse à devoir résister à ses vices : ce sont entre tous ces plis collectifs que les Rencontres confortent la puissance de la photographie documentaire grâce à laquelle les visages du monde deviennent formes et sujets de réflexion politique.
Michael Wolf capte de façon saisissante la vie moderne dans les grandes villes, où les individus, autant écrasés par l’architecture tentaculaire que par la consommation de masse et la solitude, semblent livrés à un processus de déshumanisation.
En France, l’utopie pavillonnaire, importée des Etats-Unis par William Levitt, s’incarne depuis les années 1970 dans des lotissements, dont Julie Balagué, Vincent Fillon, Bruno Fontana, Jean Noviel et Camille Richer consignent la monotonie lancinante, sur le modèle des séries dites objectives de Bernd et Hilla Becher.
Les pieds dans l’eau vive
Dans une enquête, Mathieu Asselin démonte rigoureusement le système Monsanto, dont les OGM et produits toxiques polluent la terre depuis des décennies, sans que les autorités américaines ne réagissent.
Un scandale dont la photographie met au jour, avec ses propres ressources, la réalité cachée. A côté de ce monde qui pollue, Gideon Mendel s’attache au “monde qui se noie”, à travers une série de portraits “submergés” d’individus, les pieds dans l’eau vive, le regard dans le vide, victimes des inondations à répétition.
Exhumer ce qui fait mal
Autre grande incarnation de cette tradition documentaire : l’ambitieuse exposition Iran, année 38, qui démontre combien de nombreux photographes iraniens ont documenté, pendant près de quarante ans, l’état de leur pays, en guerre, en révolte, en mutation, de la révolution de 1979 à nos jours.
Voir le monde, ce n’est pas seulement révéler par l’image ce qui s’agite politiquement à sa surface, c’est aussi explorer au fond de soi ce qui vibre intimement, exhumer ce qui fait mal. Des affects blessés (Masahisa Fukase), des blessures tues (Kate Barry), des empathies complices (Mathieu Pernot) ou encore des appétits secrets (Karlheinz Weinberger), quatre photographes témoignent intensément, comme si l’image servait ici d’outil thérapeutique, de révélateur de sa propre psyché.
Entre une conjuration du vide et une célébration des sens, s’ajustent autant de regards pleins, traversés par tous les sentiments humains.
Récit d’un monde intérieur
L’incroyable rétrospective du Japonais Masahisa Fukase (1934-2012) – figure mythique de la photo japonaise des années 1970-1980 –, dévoile une œuvre foisonnante dominée par les blessures amoureuses de l’auteur, qui se met en scène dans des autoportraits, propose des images métaphoriques de corbeaux ou de détails absurdes, tout en peignant les négatifs à l’aquarelle. Un travail conceptuel et sensuel bouleversant.
Autant que celui de Mathieu Pernot qui expose ses portraits majestueux de la famille Gorgan, dont il a suivi l’histoire collective depuis 1995, des enfants aux petits-enfants, saisis dans l’espace de leur vie précaire et le temps de leur destinée. Portrait de groupe, Les Gorgan émeut par la complicité qu’il suggère entre l’artiste et cette “famille photographique”, des Roms arlésiens.
Comme si la photographie excédait sa fonction de traduction du monde extérieur pour lui substituer le récit d’un monde intérieur, d’une fidélité à ceux que l’on rencontre, que l’on regarde et que l’on aime.
Proximités charnelles
Le Suisse Karlheinz Weinberger (1921-2006) a lui aussi déplacé, à sa façon, son tropisme ethnographique – des portraits de loubards et d’ouvriers de Zurich dans les années 1950 – vers un registre plus intime, jusqu’à dévoiler ses proximités charnelles avec quelques-uns de ses modèles (notamment un jeune garçon qu’il filma durant des années, en train de se masturber devant lui).
Dans cette confession discrète par l’image, le travail de Kate Barry atteint un degré d’intensité particulier. Par-delà ses portraits de stars, la photographe, disparue en 2013, a développé une œuvre parallèle, secrète, nourrie de ses errances solitaires et de ses rêves enfouis, comme aspirée par les traces invisibles d’un monde social trop âpre pour elle.
Se reposer du monde
Une exposition, The Habit of Being, exhume ces images de petites choses, ce “presque rien”, comme le définit Marie Darrieussecq, qu’elle essaie de regarder “comme elles se posent”. Kate Barry racontait que la photo était pour elle “comme un repos”. “Je ne me pose pas de questions, ma tête arrête de penser ; je suis dans un instant présent ; il y a trop de choses à voir pour penser…”
Autant qu’un éveil à la conscience du monde, la photographie invite à se reposer du monde, et à conjurer l’impossible réconciliation de soi avec le réel par la captation des infimes détails qui confèrent au visible sa poésie fragile.
Arles 2017 – Les Rencontres de la photographie jusqu’au 24 septembre
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