A quelques jours des élections, Supergrass sort un deuxième album où il n’est pas une seule fois question de vie publique, de politique, de société : le divertissant mais archaïque In it for the money. Symbolique d’une génération qui ne rêve que de réalisation personnelle, ce mutisme tranche sèchement avec l’engagement militant des aînés du rock anglais. Gaz Coombes, chanteur débonnaire, s’explique sur cette démission.
Dans quelques jours, la Grande-Bretagne aura l’occasion de changer d’orientation politique. Te sens-tu concerné ?
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Moyennement. Je ne sais pas encore si je vais voter, j’ai du mal à me motiver pour ce genre de choses. La politique, les choix économiques, ça paraît si loin de ma vie quotidienne. Je n’arrive pas trop à saisir la différence entre le programme du parti travailliste et celui des conservateurs. Comme tout le monde, j’ai l’impression qu’il est temps de changer de gouvernement, mais je ne sais pas si j’ai vraiment envie de participer activement à ce virage. Je me sens dépassé, incapable de jouer un rôle dans tout ça. J’ai toujours vécu sous des gouvernements conservateurs, ça a dû me rendre fataliste. De toute façon, je crois qu’il y a une hypocrisie terrible dans ce pays : les politiciens de tous bords s’adressent à nous comme si on était au lendemain d’une guerre, comme si l’avenir de la Grande Bretagne dépendait de notre mobilisation. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que la grande majorité des gens et surtout ceux de ma génération se branle complètement des discours politiques. Les gens pensent avant tout à préserver leur équilibre personnel, à garder leur boulot, à protéger leur famille. Les histoires de protection des frontières et de taux d’intérêt, ça ne changera rien pour eux. Et pour être tout à fait honnête, je suis comme la majorité des gens : au jour le jour, si ceux que j’aime sont heureux, je suis heureux. Nous avons la chance de vivre dans un pays riche et pour tout arranger, j’habite dans un quartier paisible de Brighton. Je pourrais mentir et raconter que ce qui se passe dans les ghettos de Birmingham m’empêche de dormir, mais je préfère être franc : au quotidien, je ne vois pas plus loin que le bout de ma rue.
Le rock contemporain est-il complice de cette forme de désengagement ?
Personne n’a envie d’entendre un groupe comme Oasis, Portishead ou Supergrass faire des commentaires politiques. Ça ne fonctionnerait pas, ça sonnerait faux. Je sais que des groupes comme les Specials allaient très loin dans leurs textes, mais pour moi, ça ne marcherait pas. Je suis comme tout le monde : je suis conscient des problèmes et je compatis avec ceux qui souffrent, mais j’ai avant tout envie de m’amuser. Lorsque j’ai un moment de libre, c’est pour aller au pub avec des copains, pas à une réunion politique. Je suis très attaché à mon pays, je me sens très anglais et en même temps, je ne me sens pas capable de me retrousser les manches pour lui. J’aimerais d’ailleurs aller vivre à l’étranger pendant quelques années probablement à San Francisco pour prendre un peu de distance, échapper à une étroitesse d’esprit qui menace les sédentaires.
Malgré tout, tu dis te sentir « très anglais ». Quels sont les points d’ancrage de ce sentiment d’appartenance nationale ?
J’aime le côté détendu, tranquille des gens qu’on croise dans la rue. J’apprécie de pouvoir discuter avec une petite grand-mère en attendant le bus sans qu’elle ait l’impression que je vais l’agresser. Les gens sont amicaux, souriants. Il y a toujours un petit côté bohème dans l’air, un truc qui dépasse les histoires de classes sociales. Le niveau de tolérance est probablement plus élevé en Angleterre du fait de son histoire coloniale qu’en France ou en Allemagne. Je suis aussi un grand fan de l’humour anglais, ce mélange de cynisme, d’insolence et de surréalisme. Culturellement, c’est un truc très fort, un vrai lien national. Et puis j’aime le football passionnément, depuis l’enfance. Quant au rock et à toute la culture populaire qui en découle, c’est probablement mon principal sujet de fierté nationale. Je ne me lasse pas de lire la presse musicale ou de regarder Top of the Pops à la télévision. Même si j’appartiens moi-même au grand cirque pop, je suis resté très naïf, très candide devant ce spectacle.
Avec Supergrass, on a toujours l’impression que tout est simple, léger. Pas d’engagement idéologique, pas la moindre polémique, pas de problèmes d’ego.
Il y a bien eu quelques moments de tension à l’intérieur du groupe un an après la sortie de I should coco, mais ça n’a pas duré. Ce qui nous sauve, c’est que nous sommes capables de tout stopper du jour au lendemain si la pression devient trop forte. Le groupe est sacré : au moindre motif de tension, nous levons le pied, nous annulons nos engagements plutôt que de tout assumer en traînant la patte. Le grand responsable de cette capacité à prendre du recul, c’est Danny, notre batteur. C’est toujours lui qui tire la sonnette d’alarme, qui nous rappelle que Supergrass doit rester un groupe léger, drôle. Malheureusement, il y a beaucoup de gens autour de nous qui n’ont pas ce rapport ludique à ce que nous faisons, qui nous prennent trop au sérieux. On m’interroge en permanence sur mon caractère, sur mes prétendues zones d’ombre. Je ne comprends pas ce besoin de tout disséquer. Pas plus que je ne comprends cette hystérie médiatique autour de mes cheveux et de mes rouflaquettes. Lorsque je les ai coupées l’an dernier, tous les journaux du pays en ont parlé. Mais qu’est-ce que le pays en a à foutre, de mes rouflaquettes ?
Votre premier album a connu un succès immense. Au moment d’en composer la suite, vous sentiez-vous paralysés par l’enjeu ?
In it for the money est un disque très simple, sans prétentions, proche du premier, I should coco. La production que nous avons gérée nous-mêmes rend peut-être les chansons plus puissantes, plus panoramiques, mais en termes d’écriture, c’est très similaire. Nous avons travaillé assez vite, sans réfléchir à ce qu’on faisait. Supergrass serait incapable d’écrire de manière cérébrale, pensée. Notre musique ne pourrait exister sans cette spontanéité, sans cette idée que ce qu’on fait n’a pas d’importance, qu’on est seulement là pour s’amuser. Il y a des montages harmoniques et des collages couplet-refrain que la majorité des groupes n’oserait jamais entreprendre, de peur de passer pour des imbéciles, des musiciens maladroits. Alors qu’avec Danny et Mickey, nous adorons ce genre de gymnastique. Sur In it for the money, notre plus grand plaisir a été d’assembler plusieurs morceaux de chansons pour en construire une seule, un peu folle, délirante.
Ce qui vous expose à une critique : Supergrass verserait désormais dans un rock emphatique, proche de celui pratiqué par certains groupes des années 70.
Plusieurs journalistes anglais nous ont fait ce reproche, ce que je ne comprends pas très bien. Encore une fois, je suis incapable de prendre du recul sur ce que nous faisons, c’est trop proche de moi. En quoi In it for the money serait-il un disque plus passéiste, moins moderne que I shoud coco ? De toute façon, je n’ai jamais été particulièrement attaché à cette idée de modernité. Je n’ai aucune envie de laisser des traces discographiques liées à une époque précise. Les musiciens obsédés par cette idée de postérité m’ennuient profondément. Le seul reproche que je pourrais comprendre, c’est qu’on nous dise que Supergrass a perdu un peu de son énergie initiale, de cette urgence qui nous poussait à jouer à fond sur nos premiers singles. A nos débuts, il y avait un vrai besoin de défoulement, un truc bestial. Je faisais la plonge dans un restaurant minable d’Oxford et lorsque je retrouvais les deux autres après le boulot, c’était pour sauter dans tous les sens et chanter comme un âne. Je me suis probablement calmé au cours des deux dernières années, j’ai mûri. J’ai commencé à jouer dans des groupes lorsque j’avais 12 ans, je ne vais quand même pas passer ma vie à brailler comme un fanatique.
T’arrive-t-il de penser à l’avenir, à ce que vous serez dans quatre ou cinq ans ?
Je n’ai aucune envie de devenir plus célèbre que je ne le suis, je n’ai pas envie de me faire sauter dessus par des dizaines de filles hystériques quand je sors dans la rue. Je n’ai pas spécialement envie de conquérir les Etats-Unis et notre petit succès en Europe me suffit amplement. Je n’ai jamais voulu être célèbre, c’est sans doute ce qui me différencie de la majorité des pop-stars de mon pays. Je voudrais seulement pouvoir sortir des disques, être chez moi le reste du temps, tranquille. J’ai toujours pris soin de préserver ma vie privée. J’ai refusé des dizaines de propositions après le succès de la chanson Alright. On m’a proposé des défilés de mode, de la publicité pour Calvin Klein, on m’a invité à des jeux à la télévision, mais j’ai choisi de disparaître. Je ne veux pas être autre chose que le chanteur de Supergrass. Je n’ai rien à offrir sur le plan politique, pas plus que je n’ai envie de poser pour des photographes de mode. J’aime l’idée d’être à la maison avec ma petite amie la même depuis des années. Il n’y a aucune raison de rougir de ce genre de bonheur tout simple, ordinaire. La normalité et l’équilibre sont sans doute considérés comme des tares dans le monde du rock, mais tant qu’il s’agit de moi, je préfère mon petit confort intérieur aux nuits blanches et à la défonce. Une jolie maison, une guitare, et au lit à minuit.
In it for the money
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