Les nazis avaient fait de Terezin, antichambre d’Auschwitz, une vitrine pour abuser la communauté internationale. Cette volonté de trompe-l’œil eut pour conséquence l’essor d’une vie musicale intense dont l’opéra pour enfants Brundibár est l’ uvre symbole. Cinquante-cinq ans plus tard, il est repris à l’Opéra Bastille dans une mise en scène de Charlotte Nessi.
Les nazis avaient fait de Terezin, antichambre d’Auschwitz, une vitrine pour abuser la communauté internationale. Cette volonté de trompe-l’œil eut pour conséquence l’essor d’une vie musicale intense dont l’opéra pour enfants Brundibár est l’ uvre symbole. Cinquante-cinq ans plus tard, il est repris à l’Opéra Bastille dans une mise en scène de Charlotte Nessi.
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L’idéologie nationale-socialiste fut performante sur deux points : le don de la mise en scène et ce sens tout naturel du cynisme que ses édiles prodiguèrent comme une manne aux observateurs de la communauté internationale qu’on se souvienne des jeux Olympiques de 1936 et des Accords de Munich. Ce qui s’est passé au camp de Terezin durant les dernières années de la guerre dépasse cependant tout ce qu’on peut concevoir et programmer dans le genre malsain. Lorsqu’en 1939 les troupes nazies envahissent la Tchécoslovaquie, les prisons s’avèrent bien vite insuffisantes pour détenir tous les opposants au régime. On réquisitionna entre autres la place forte de Terezin qui fera office, après que les nazis l’auront transformée en ghetto juif, de dernière station avant les convois de la mort. Entre 1941 et 1945, 140 000 juifs d’Europe y furent internés. Plus de 33 000 y trouvèrent la mort, dont le poète Robert Desnos. 87 000 seront conduits en Pologne, principalement à Auschwitz.
Depuis 1942, la population locale a déserté la ville, Terezin devant servir, selon les vœux des dirigeants nazis, d’espace d’information destiné aux organisations humanitaires internationales. C’est ainsi que se trouve encouragé le développement d’une vie culturelle, à première vue aussi riche et vivante que celle d’une ville comme les autres ; on y trouve les équipements culturels traditionnels, des concerts, un théâtre, des conférences et des livres, le tout gratuitement. Ironie du sort : les compositeurs juifs présents à Terezin, Hans Krása, Viktor Ullmann, Pavel Haas et Gideon Klein, sont les représentants de cette « musique dégénérée » clouée au pilori depuis le début des années 30. A la demande des nazis, Ullmann, dont on put entendre il y a quelques mois l’ uvre maîtresse L’Empereur d’Atlantide au Centre Pompidou, fut sommé de rédiger un reportage sur la situation des compositeurs à l’intérieur du camp. On y trouve cette phrase lapidaire qui tient compte de la censure en vigueur : « A Terezin, j’ai écrit de la musique en quantité non négligeable, le plus souvent pour satisfaire les besoins et les souhaits des chefs d’orchestre, metteurs en scène, pianistes, chanteurs et donc, les besoins dans l’organisation des loisirs du Ghetto. »
On peut, aujourd’hui encore, ne pas comprendre, ou ne pas le vouloir. Adorno a dit après la guerre que l’art était impossible après Auschwitz. Mais avant cela, comment continuer à le pratiquer dans un environnement aussi déchiré dont les occupants savaient, pour beaucoup, ce qui les attendait ? Comment ne pas trembler en contemplant ces dessins d’enfants qui sont autant les prémonitions du destin final que l’expression d’une force de vivre ? Difficile, en tout cas, de ne pas garder un goût amer dans la bouche quand on se rappelle que la Croix-Rouge tomba dans le panneau en 1944 lors de la visite de ce « camp modèle » qu’elle prit presque pour un Club Méditerranée pour juifs. Dans son rapport, elle souligne que les droits de l’homme n’y sont nullement bafoués. Il faut dire que les nazis avaient bien fait les choses : le film réalisé par leurs soins, Le Führer fait don d’une ville aux juifs, fait tout pour nous éloigner de la solution finale, depuis longtemps décrétée et planifiée. Mais on ne peut oublier ces enfants du camp qui regardent la caméra les yeux écarquillés. Surtout pas Charlotte Nessi qui met en scène à l’Opéra Bastille avec sa compagnie Justiniana l’opéra pour enfants de Hans Krása, Brundibár, écrit à l’origine pour un orphelinat de la région pragoise dont les occupants furent envoyés à Terezin entre 1941 et 1943. Là, l’ uvre fut jouée plus de cinquante fois. En mars 1945, une autre délégation de la Croix-Rouge débarqua au camp. Le commandement ordonna de faire jouer à nouveau Brundibár. Le zèle manifesté se retourna alors contre ses auteurs. On avait oublié une chose : tous les acteurs avaient déjà péri à Auschwitz.
Il y a près de cinq ans, Charlotte Nessi est partie de tous ces documents, musiques et autres témoignages, espérant secrètement monter Brundibár. Installée avec sa compagnie en Franche-Comté, elle s’est faite depuis dix ans le champion de projets culturels mêlant amateurs et professionnels. Face aux opéras du répertoire comme Didon et Enée ou Cendrillon, elle s’attaque aux pièces didactiques de Brecht/Weill comme Celui qui dit oui qu’elle a présentée avec succès à l’Opéra Bastille en 1995. Brundibár est certainement le projet le plus délicat auquel elle se soit frottée. Elle est même consciente de marcher sur une poudrière : « On a peu raconté de choses aux enfants, ces choses lourdes sur Terezin. C’est un thème à manier avec précaution. Les enfants doivent être complices. On doit être à l’écoute, rester à l’affût sans les brusquer. Notre société est trop matraquée par l’image.
Les indices de Brundibár leur sont donnés par la musique et non par l’image. Les sensations sont d’abord musicales plus qu’historiques, plus émotives qu’intellectuelles. C’est dans la musique qu’on peut voir ce qui s’est passé, et non par les barbelés. Pour aller au-delà de l’évocation du souvenir, il faut emmener l’ uvre dans un autre registre… A la fois plus poétique et futuriste… Une autre manière de dire que cela ne
doit plus jamais arriver. Notre volonté n’a pas été d’historiser à travers la mise en scène et les costumes, mais de trouver des sensibilités d’aujourd’hui. L’ uvre doit être tournée vers le futur. Les enfants sont porteurs d’un espoir. » Mais quand elle déclare devant l’auditoire venu assister à l’avant-première que cette uvre pue la vie, qu’on y trouve, si ce n’est une joie de vivre, du moins une force de vivre, Nessi se fait rappeler à l’ordre par ceux qui ne peuvent accepter un tel optimisme sans être légitimement blessés dans leur chair et parlent d’illusion de vie. Elle s’en excuse maladroitement mais avec une sincérité hors de tout soupçon. On voit que ce spectacle la meurtrit elle aussi quelque part.
Distribué dans la version de Terezin pour onze enfants solistes, chœur et treize musiciens, Brundibár nécessite de belles voix d’enfants, ce qui a entraîné un vrai casting pour les voix solistes. Dans le cadre magique de la Saline royale d’Arc-et-Senans se sont succédé les séances de travail du Chœur de Franche-Comté (des enfants de 8 à 12 ans), que double un second chœur en région parisienne : « Ce dernier est dans un sens plus professionnel car il a l’habitude des grands projets. Celui de province a un parfum plus frais, plus innocent. C’est peut-être lui qui se rapproche le plus de l’esprit de l’ uvre. » Si Brundibár a pu être monté grâce à son travail de formation et à celui de son chef préféré, Scott Alan Prouty, le personnage clé est bien Irène Kudela, le chef de chant. On la retrouve un matin au piano, dans l’amphithéâtre de la Bastille. Assis sur deux rangs, les onze marmots, éreintés mais enthousiastes, déclament joyeusement des vocables incompréhensibles truffés de consonnes ingérables, hormis au Scrabble. En début de parcours, ils ont eu droit à une cassette d’apprentissage. Si la musique, menée par des rythmes de marche, dégage une fraîcheur naïve et reste facile sur le plan solfégique, l’accentuation du tchèque qui forme symbiose avec elle est difficile à obtenir d’enfants non musiciens. « Il y a eu une énorme évolution grâce à la langue tchèque. On a l’impression, à travers l’expressivité de la musique, de comprendre cette langue. » L’apport d’Irène Kudela est incalculable ; au-delà de l’aspect strictement choral et linguistique, elle a réussi, par sa propre histoire (une partie de sa famille a connu le drame de Terezin), à acclimater le thème aux enfants, mais seulement lors des dernières heures, au terme du travail musical, leur faisant comprendre, par ses mots et sans démarche historique, l’essence du « plus jamais ça ». Elle et Nessy sont sur la même longueur d’onde : la distribution des rôles n’est pas une valeur en soi, la mise en scène doit se mettre en place tardivement, les représentations sont secondaires car c’est la formation qui demeure le plus important. Mieux on connaît les enfants, mieux c’est. Cela n’est pas un précepte de Brecht. C’est du Nessi. Ici, rien de didactique dans le ton, pas de grande coutume héritée du nô japonais : deux enfants tentent de gagner quelques sous pour pouvoir acheter du lait à leur mère malade. Ils décident de chanter dans la rue, mais Brundibár, l’horrible joueur d’orgue de barbarie, s’offusque de la concurrence et les chasse avec l’aide d’autres adultes. Les animaux et les écoliers décident alors d’aider les deux enfants. Tous ensemble, ils réussissent à attraper Brundibár. Ce contenu anodin est devenu fable. Bien sûr, Brundibár peut être associé à Hitler, bien sûr le chant de victoire est celui du triomphe de l’humanisme sur la barbarie, mais Nessi a voulu rester consciemment abstraite. Le spectacle fonctionne sur la base « des oppositions : adultes/enfants, immobilisme/mouvement, nuit/jour, musique/silence, réalisme/futurisme, cauchemar/rêve, rythme/lenteur du temps. Seuls les adultes, démantibulés, sans âme, avec trop de certitudes au fond d’eux-mêmes pour changer ne se transformeront pas. Pour les enfants, de l’individualisme forcené, on passe peu à peu à l’idée du groupe, indispensable pour faire avancer le monde… » Au Centre Pompidou, on était ressorti bouleversé et meurtri du L’Empereur d’Atlantide d’Ullmann, de son invitation à la mort, seul remède à la souffrance. Avec Brundibár, c’est un message humaniste de vie que véhicule la musique.
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