Comment survivre au triomphe du Mia, l’incursion spectaculaire du hip-hop rigoureux des Marseillais d’IAM dans la musique des campings ? Tout simplement en sortant L’Ecole du micro d’argent, nouvel album au minimalisme sombre et dérangé, où l’humour côtoie le gouffre. Alors que Marseille, encerclé politiquement, n’est pas près de se rendre, Akhenaton et les siens prévoient le combat de demain : le hold-up mental.
A New York, on fuit les treizièmes étages comme la peste. La superstition et la frousse sont telles que, bien souvent, cet étage maudit n’existe pas. Dans cet immeuble de la 7ème Avenue où IAM a pris ses quartiers d’été, c’est pourtant précisément au treizième étage que l’ascenseur nous arrête tout d’abord. Heureusement, il y a erreur : le groupe est tranquillement à l’abri à l’étage inférieur. Mais l’enregistrement du troisième album, qu’ils peaufinent alors à Manhattan en cette journée de juin pluvieuse, n’aura pas totalement esquivé le mauvais oeil. Conjurant la malédiction, IAM n’aura gardé au final que trois titres de ces sessions supposées « finales » dans la Grosse Pomme le son ne convenait pas. Trop léché, le travail de Nick Sansano, leur producteur américain attitré depuis Ombre est lumière, suscitera une remise à plat totale de l’album et de nouvelles sessions dans l’urgence à Paris cet hiver, avec le mythique Prince Charles.
Pour l’heure, ignorant ces futures péripéties, Akhenaton, Shurik’n, Imhotep et DJ Kheops s’affairent en studio. De l’autre côté de la vitre, les vêtements de pluie trempés ont été disposés tant bien que mal en rang d’oignons sur les moindres reliefs, comme du linge à sécher, donnant à cette pièce nue où ne trônent qu’un piano essoufflé et quelques machines un irrésistible parfum méridional.
Dans l’entrée, une tripotée de rappers noirs américains squattent le vaste canapé de cuir, un oeil sur la télé, l’autre sur les cartons de nourriture qui débordent sur la table basse. Rires et sarcasmes fusent au sujet des icônes de la scène rap US dont les clips vidéo se succèdent à l’écran. Mais ces joyeux B-Boys persifleurs, venus poser des voix sur l’album d’IAM, semblent avoir pour les Marseillais un respect sincère. Pour ces jeunes rimeurs qui n’ont pas connu, comme Akhenaton, les riches heures de la old school new-yorkaise, la solide culture rappologique de la tribu marseillaise impressionne : ici, les membres d’IAM font figure d’authentiques rappers de coeur comme on en fait trop peu outre-Atlantique depuis que les dollars ont pourri le hip-hop. Rien à voir avec la douteuse caricature de « rigolos sympathiques » que le raz de marée commercial du Mia a value à IAM auprès du grand public français il y a deux ans.
On ne s’étonnera pas que les Bad Boys de Marseille cherchent aujourd’hui à rompre avec une image trop simpliste pour être honnête : réaction logique d’un groupe exigeant, soucieux d’intégrité et de longévité, dont nul tube cannibale ne pourra jamais apaiser les doutes. En dépit des suppliques répétées des hit-parades, Mia 2 le retour n’aura pas lieu. Pas d’autoparodie affligeante, nulle formule racoleuse : IAM tente avec ce troisième album un courageux recentrage capable de fausser compagnie à la partie la plus volatile et la moins sincère de son auditoire, celle qui ne connaît d’IAM que le maxi du Mia, acheté en super-promo sur l’autoroute du week-end.
Cette volonté d’écrémage en règle se traduit par un disque au ton résolument grave, doté d’une production très sobre mais dont la qualité, en termes d’écriture et de célérité verbale, dépasse toutes les attentes. Ils semblent pourtant moins s’y révéler, poser un voile sur leur intimité, comme soucieux de s’économiser en vue de leurs futurs albums solo. Car Akhenaton ayant brillamment ouvert la voie avec Métèque et mat l’hiver dernier, relever le défi des solos en rafale est le futur dessein du groupe. Une stratégie unitaire à la Wu-Tang, preuve que le séisme Mia n’a pas ébranlé les fondations de la pyramide IAM, ni gâté les liens entre les six membres du groupe. Les deux danseurs, Kephren et Malek Sultan, absents des sessions new-yorkaises, ont eu voix au chapitre pour l’album. C’est d’ailleurs Kephren qui a sonné la sirène d’alarme dès leur retour,
dénonçant le son trop poli de L’Ecole du micro d’argent. Quant à Malek, il s’essaie pour la première fois à la rime sur Un Bon son brut pour les truands. Afin de les impliquer plus intimement dans la destinée du groupe, les deux danseurs lassés des contorsions sont invités à s’associer davantage au sein de l’édifice Côté Obscur : une structure et un futur empire regroupant le merchandising, l’édition, le management et bientôt la production. Une volonté de partage qui se traduit aussi par un activisme local constant pour ensemencer le terreau d’une scène hip-hop phocéenne dont les fleurons sont aussi les protégés d’IAM : Soul Swing, La Fonky Family et Troisième oeil.
Hissé en quelques années au statut de symbole de Marseille, entre la Bonne Mère et l’OM, IAM n’en est pas moins aussi à l’aise qu’une sardine sur le Vieux Port à 6 000 kilomètres de la Canebière. Il est vrai que les similitudes entre la cité phocéenne et New York sont légion, du melting-pot aux embruns et jusqu’aux danseurs de Mia, dont la version américaine se recrute majoritairement dans la communauté latino : « Tu ne peux pas les louper : ils roulent avec la sono à fond et leurs bagnoles ont quatre antennes et des loupiotes clignotantes accrochées au châssis. »
Le verbe lui-même passe bien la rampe de l’anglais : Akhenaton et le bouillant Shurik’n tiennent leur rang de tchatcheurs méditerranéens, maniant ici le jeu de mots et le chambrage avec autant de verve qu’à la maison. Akhenaton a eu le temps de peaufiner son accent : de ses premiers pas dans la mégalopole, la fameuse « claque »
de 1984 évoquée dans L’Américano, il garde encore le choc du gigantisme et des gratte-ciel mêlé au goût des pâtes de sa tante. Dès 1986, le virus du rap a fait son oeuvre et « Chill » comme il est surnommé là-bas noue des liens avec quelques figures du hip-hop new-yorkais, « un milieu beaucoup plus familial à l’époque ». Il devient ainsi intime de Dr Jekyll & Mr Hyde le groupe d’Andre Harrell, aujourd’hui richissime patron de Motown et, surtout, de Tony D, producteur de renom et fondateur du label Idlers Records premier hôte des Jungle Brothers , qui le prend aussitôt sous son aile.
Grâce à ses mentors, Chill connaîtra l’ivresse et l’honneur suprême d’être le seul petit Blanc à frayer avec toute la crème rap old school, se retrouvant même un jour à la table de Russel Simmons, patron du label Def Jam, lors d’une petite sauterie à bord d’un bateau naviguant autour de Manhattan. Le « Frenchy » d’à peine 18 ans a également ses entrées tous les mardis au mythique club hip-hop Latin Quarter, où il est présenté à Eric B & Rakim, Kool G Rap, Stetsasonic, KRS One ou Scott La Rock, le DJ de Boogie Down Productions dont il assistera à l’enterrement en 1987. Cette année-là, Chill a amené Eric alias Kheops dans ses bagages. Le futur DJ d’IAM n’en perdra pas une miette, écumant méthodiquement tous les magasins de disques de la Grosse Pomme.
Affectueusement surnommé « Twity » (de Titi et Gros Minet) par ses amis yankees, l’ombrageux DJ Kheops est un phénomène connu pour ses caprices et ses colères homériques aussi sûrement que pour sa passion des vinyles. En dix ans, il s’est constitué dans la Mecque du rap, chez les labels et les revendeurs, un réseau confidentiel à faire pâlir le plus en vogue des animateurs radio new-yorkais. « Psychopathe des disques », il est le seul, confirment ses complices, à pouvoir revenir quotidiennement de sa quête frénétique avec au minimum deux nouveautés dont les bacs ne verront souvent pas la couleur avant des mois. Assommé par le décalage horaire, Kheops semble tout d’abord faillir à sa réputation de boule de nerfs : nous le surprenons à piquer un petit somme sur le sofa du studio, L’Equipe indispensable relais des scores de son club de football préféré froissé à ses pieds. L’accalmie est de courte durée. L’oeil à peine ouvert, une seule idée, impérieuse, allume les prunelles de ce « trépané de la vie » : retourner chasser le disque. Et il faudrait, pour l’arrêter, beaucoup plus que la tempête qui, douze étages plus bas, vient de nettoyer les trottoirs de la 7ème Avenue de tous ses passants, réfugiés à bord d’une impressionnante armée de taxis jaunes.
De notre perchoir, le spectacle incite davantage Shurik’n et Akhenaton à se rabattre vers la salle de jeux du studio, où ils s’apprêtent à mettre la pâtée aux Ricains. L’occasion rêvée de faire plus ample connaissance avec Pascal, alias Imhotep, l’architecte du son d’IAM qui, à 37 ans, est aussi l’aîné de la tribu. Ce normalien et maître du sampler a fait ses premières classes musicales chez le Massilia Sound System et ses premières classes en tant qu’instituteur dans les quartiers nord de Marseille, une expérience qui nourrit encore aujourd’hui son indignation à l’égard de l’Education nationale. Militant social farouche, « opposé à l’autocensure et à l’édulcoration de l’information, aussi bien dans les médias que dans les chansons », ce stratège du « hold-up mental » a manifestement une forte influence sur l’inspiration et la conscience politique du groupe. Discret, fuyant mondanités et gros plans, il se contente de veiller en retrait quand les autres doivent faire face au délire que suscitent certaines de leurs apparitions publiques.
A Marseille, dans leur QG du Vieux Port où nous retrouvons le groupe six mois plus tard, à la veille de la sortie de l’album, leurs têtes sont suffisamment familières aux jeunes du quartier pour ne susciter que le chaleureux plébiscite de dizaines de bises, de tapes dans le dos et autres serrements de louches. « Avec IAM, on est vraiment sur une autre planète, loin de la capitale et du showbiz, souffle Pascal. Décidément, on est trop bien à Marseille. »
Pourquoi la tonalité de ce troisième album est-elle plus grave ?
Akhenaton Le ton grave est lié tout simplement à l’état d’esprit dans lequel l’album a été composé. En revanche, il y a volontairement moins de morceaux mystiques. Nous souhaitions un album plus réaliste et nous avons travaillé les titres comme des mini-documentaires. L’humour est en retrait mais il pourra rejaillir à tout moment il est d’ailleurs présent dans L’Empire du côté obscur et L’Ecole du micro d’argent.
Imhotep Cet album est plus sombre parce qu’il est le reflet d’une réalité plus dure. Tous les problèmes évoqués dans le précédent album, il y a trois ans, se sont aggravés.
Shurik’n Forcément, ça donne des sujets d’actualité beaucoup plus dérangeants. Ce ton est dû à une volonté de revenir sur terre, par rapport au mysticisme prononcé d’Ombre est lumière.
Akhenaton L’évolution du paysage politique, particulièrement alarmante dans le Sud, nous pousse à nous impliquer davantage : ça se manifeste dans nos textes et au niveau d’un engagement social plus marqué dans la réalité. Pour les prochaines législatives, nous allons pousser les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. Nous avons commencé par faire notre autocritique au sein du groupe, où seul un élément sur six votait jusqu’à présent en fait, Imhotep et moi en alternance. Car il y a eu un gros flip. La France me dégoûte de plus en plus. Il n’y a pas que Vitrolles, il y a aussi Debré. Le FN a réussi à prendre un drapeau et un hymne révolutionnaires et à en faire un drapeau et un hymne réactionnaires. C’est terrible mais maintenant, dès que je vois un drapeau bleu-blanc-rouge, je pense à Le Pen.
Imhotep A propos des lois Pasqua-Debré, j’affirme solennellement ici que la moitié de ma famille étant arabe je suis d’une famille de pieds noirs et la moitié de mes oncles et tantes sont mariés avec des Arabes , ceux de mes cousins qui craignent actuellement pour leur vie en Algérie sont les bienvenus chez moi. A tout moment, l’un d’eux peut débarquer et j’emmerde Debré. C’est déjà arrivé et ça arrivera encore.
N’est-ce pas la fonction première du hip-hop d’être engagé, d’être la voix des sans-voix ?
Akhenaton L’engagement d’IAM va continuer. En 1991, nous disions déjà « La révolution dans la rue, c’est fini, il y a des milliers de condés, il y en a partout, vous voulez quoi ? Prendre des coups de matraque dans la gueule ? Ils ont triplé leurs effectifs depuis 68 ! » La seule réponse : le hold-up mental. Observer, s’adapter, s’intégrer, dominer : technique de combat chinois. Occuper des postes clés. Eveiller les consciences des jeunes pour qu’ils aillent voter, même s’ils votent blanc. Dans un premier temps, on va essayer d’organiser des choses dans un cadre officiel, mais si la situation continue à se dégrader dans la région, on appellera à une radicalisation. Et ici, on est entendus.
Vous pensez à la victoire de Mégret à Vitrolles ?
Shurik’n Aujourd’hui, les gens sont très informés sur les activités et sur l’état d’esprit du Front national, alors soyons clairs : voter FN, ça s’appelle du racisme ou du fascisme et non pas un vote exprimant un simple ras-le-bol. C’est la France des adorateurs de Pétain et des nostalgiques de Vichy. Les gens ont la mémoire courte. On fait des autodafés à Toulon, on dégage à Châteauvallon ceux qui ont une trop grande ouverture d’esprit, on supprime des subventions pour les centres sociaux, on parle d’inégalité des races… Si on n’y prend pas garde, les symboles de l’Hexagone seront bientôt le camembert, le vin et la flamme. On pointait les Autrichiens du doigt mais il est urgent de se mettre le doigt sur le bout du nez. Moi, s’il y a encore des villes qui passent au FN, je dégage. Je ne reste pas dans un pays où on attend le retour du messie à la petite moustache.
Une mairie FN à Marseille, ça vous paraît possible ?
Malek A Marseille, la majorité de la population est française d’origine immigrée, deuxième, troisième, quatrième génération. Peut-être que ces gens-là ne s’étaient pas encore rendu compte de l’avancée du FN et de la nécessité d’aller voter. Orange, Toulon, Marignane, Vitrolles devraient servir de leçon. Si après ça les jeunes n’ont pas pris conscience qu’il faut s’inscrire sur les listes pour contrer le FN, alors je ne sais pas ce qu’il faut faire. Aujourd’hui, c’est notre objectif premier : vous avez un droit de citoyen, utilisez-le avant de vous plaindre ou d’aller casser des voitures.
Autour de vous, le sentiment dominant face au FN, est-ce plutôt un sentiment d’abattement ou un sursaut de mobilisation ?
Akhenaton Plutôt un sursaut d’engagement, mais j’espère que le soufflé ne va pas retomber car l’enjeu est de taille. Il faut souligner que notre région a toujours eu de l’avance au niveau dégradation sociale par rapport au reste de la France : ce qui se passe ici se passera d’ici peu de temps dans l’Est de la France, puis dans le Nord et la région parisienne. Lorsque les cités françaises se sont enflammées, des émeutes similaires avaient eu lieu à Marseille une dizaine d’années auparavant.
Y a-t-il autour de vous des gens qui votent FN aujourd’hui ?
Imhotep Si on en connaît, ils n’ont pas osé nous l’avouer. Parce qu’une autre caractéristique de ce vote, c’est que c’est un vote de lâche : je n’ai jamais vu personne dans la rue à Marseille arborer un badge FN. A Marseille, on ne verra jamais non plus de nazis au stade, comme au kop de Boulogne à Paris.
Shurik’n Voilà encore un truc que je ne comprends pas : comment dans un stade de foot peut-on voir toute une tribune faire le salut hitlérien sans provoquer aucune réaction de la part d’une équipe métissée ? Ces footballeurs représentent autant que les artistes, les jeunes qui les applaudissent écoutent ce qu’ils ont à dire, alors si eux ne réagissent pas contre ça…
Akhenaton, tu es converti musulman. Est-ce compatible avec la vie de rapper ?
Akhenaton C’est parfaitement compatible avec la vie en général. Les limites sont celles que l’on se fixe et Dieu est seul juge : je pars de ce principe-là. Pour moi, être musulman c’est ça : être soumis à Dieu mais ne pas juger les autres. L’image de l’islam que donnent les médias n’est pas la mienne. Beaucoup de musulmans ont leur propre interprétation de l’islam. C’est une histoire personnelle. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de moins parler de religion dans les textes et dans les interviews.
Vous ne craignez pas que la dureté de cet album ne déstabilise votre public ?
Akhenaton Nous comptons sur une série de clips conceptuels. L’image va être au service de la musique comme elle l’a été pour Bad Boys de Marseille, car ce morceau de mon album a marché grâce à la vidéo. Nous prenons le pari que grâce aux clips, nous réussirons à faire des succès avec des singles assez durs. Mais attention, ce sont des clips de fous : des vidéos de science-fiction avec trucages, effets spéciaux et des combats à coups de lasers, d’armes psychiques, de lancers de disques tranchants et de fumées nocives (rires)…
Imhotep La science-fiction, les films de karaté, de kung-fu, les péplums : nous avons chacun des penchants plus marqués pour tel ou tel genre, mais ce qui nous réunit dans nos goûts est la dimension épique et mythologique.
Akhenaton Dès le premier album, nous avions glissé des références à La Guerre des étoiles : à la fin d’Elvis, on entend « Tu vas payer ton manque total de lucidité shhhhh… » On aime la SF depuis le début, mais plutôt les films que les livres. Mon préféré étant la trilogie de La Guerre des étoiles, avec son explication trop facile et américaine du bien et du mal. Cette définition manichéenne me débecte parfois et c’est pour cela que nous nous réclamons plus volontiers du côté obscur : c’est Dark Vador que j’admire, pas Luke Skywalker. Pour moi, admirer Skywalker reviendrait à admirer tous les gros hypocrites qui se font passer pour des bienfaiteurs de l’humanité, tels que les hommes politiques.
Vous évoquez la question de la censure sur Dangereux, ainsi que des problèmes que tu as eus avec ton morceau Assedic.
Akhenaton J’ai été attaqué par l’Unedic pour Assedic (sur son album solo Métèque et mat). En plein milieu de la grève des fonctionnaires, j’ai reçu une lettre d’un juge qui me disait que sur ordre de monsieur Juppé, j’étais attaqué en pénal. J’ai pris un avocat et sitôt la grève terminée, je n’ai plus jamais entendu parler d’eux. Ils n’avaient probablement rien pour m’attaquer en pénal, mais leur but était sans doute que l’affaire soit médiatisée : que Juppé passe pour le Zorro des fonctionnaires attaquant le méchant rapper qui écrit de vilaines chansons sur les employés de l’Etat. Ils ont dû penser : ces rappers sont des abrutis, ils vont certainement s’empresser d’alerter les médias. J’ai choisi de ne pas jouer le jeu : j’ai fait exactement le contraire.
Comment avez-vous réagi à la condamnation de NTM ?
Akhenaton Je n’ai rien à dire sur la condamnation à la prison ferme puisque je ne connais pas les mots prononcés, ni ce qui s’est passé exactement. Ce qui est grave, c’est l’interdiction de chanter pendant six mois. Elle est là, la vraie atteinte à la liberté d’expression.
Imhotep Le jugement a été extrêmement sévère, dicté par des considérations d’ordre moral. Cela dit, lorsque Akhenaton a failli être traduit en justice pour Assedic, il a choisi de ne pas médiatiser l’affaire. NTM a un excellent avocat. Ce dernier aurait pu dire « Nous allons faire des excuses publiques, mes clients vont se présenter au procès », essayer d’étouffer l’affaire plutôt que d’en faire un scandale. Il a réagi à l’inverse. Quant au point important Joe Starr insulte un flic en public , je note que si des gamins qui l’ont vu en concert décident de l’imiter, la situation ne sera pas la même pour eux. Si tu veux faire avancer les choses, dis plutôt aux jeunes d’aller voter.
Vous aviez enregistré votre album cet été à New York. Pourquoi l’avoir recommencé à Paris cet hiver ?
Akhenaton La raison découle du principal défaut des deux albums précédents : le son. Les morceaux étaient trop léchés, trop brillants, trop produits et ça ne frappait pas assez. Nous sommes des minimalistes et notre ancien producteur Nick Sansano déteste le minimalisme : ce différend était source de conflits perpétuels. Nous avons voulu cette fois conserver l’aspect brut des maquettes.
Shurik’n Nick ne s’est pas tenu suffisamment au courant de ce qui se passe dans le rap parce que le hip-hop évolue très vite et que nous évoluons inconsciemment au même rythme. Résultat : nos goûts ont changé alors qu’il est resté sur une idée dépassée du son. Prince Charles, avec lequel nous avons tout remis à plat, a une façon de travailler beaucoup plus proche de nos conceptions actuelles : il écoute énormément la demo et en reste très proche. Il ne cherche pas à imposer son propre son, ni à nous faire entrer dans un moule pop. Ça vient aussi du fait qu’il travaille énormément dans le milieu : il a fait Notorious BIG, Mary J. Blige, Jodeci, etc.
Imhotep Notre évolution actuelle est très zen, elle tend au dépouillement, à l’épure droit à l’essentiel. Avant, nous avions tendance à nous dire « Que pourrions-nous rajouter pour améliorer ce morceau ? » Aujourd’hui, c’est « Que pourrions-nous enlever ? » Nous sommes passés du postulat « le plus est le mieux » au postulat « le moins est le plus ».
Cette orientation a-t-elle quelque chose à voir avec le Wu-Tang Clan ?
Akhenaton Nous avons été les premiers à développer les concepts que l’on retrouve chez le Wu-Tang Clan. Tout le monde se plonge maintenant dans la mythologie chinoise mais en France, nous abordions ces thèmes avant eux. Après l’Egypte et le monde arabe, la Chine devait être le fil rouge de notre troisième album, car il s’agit de notre troisième pilier. Quant à l’idée des albums solo, nous l’avions décidée dès 1992. De même, nous avons été le premier groupe de rap et non pas Tupac à sortir un double album.
IAM est-il un groupe démocratique ?
Akhenaton Il y a six caractériels dans le groupe, alors ça gueule pas mal. On bosse alternativement en république, en dictature ou en monarchie. Lorsqu’on n’est pas d’accord, on vote. Souvent, au bout de quelques jours, une majorité se dégage, mais c’est un peu des élections truquées : on fait voter les morts, les anciens managers, il y a les traîtres, les achetés (rires)…
Au niveau des textes, il y a une nouvelle évolution. Etes-vous devenus plus exigeants ?
Akhenaton IAM est fait de doutes, de remises en question et d’exigence. S’il n’y a pas d’évolution, c’est un échec.
Shurik’n Il y a une saine compétition entre Akhenaton et moi bien sûr, mais aussi avec tous les MC’s de notre confrérie du Côté Obscur. Sur cet album, nous faisons du journalisme urbain : nous avons voulu que l’auditeur puisse écouter mais aussi visualiser les personnages et les situations. Certains titres, comme Demain c’est loin, qui n’a ni couplet ni refrain, ont davantage été conçus pour les yeux que pour les oreilles.
Imhotep On retrouve la même évolution dans la musique que dans les paroles : on ôte le superflu pour privilégier l’essentiel.
Y a-t-il des atmosphères particulières propices à l’écriture ?
Akhenaton Quand on est en studio et qu’on a tous les yeux rougis par la fatigue. On écrit vraiment les uns à côté des autres. Il m’est arrivé d’écrire des trucs chez moi, mais je n’aime plus écrire seul : j’aime lorsque nous travaillons tous ensemble, on se montre aussitôt ce qu’on a écrit. C’est stimulant de partager, d’avoir aussitôt un retour grâce à la réaction des autres. Quand j’écris, c’est ce qu’on appelle à Marseille la « défonce » : on s’amuse, c’est un vrai plaisir.
Imhotep Les traîtres sont les traîtres au rap, les traîtres au style, ceux qui ne respectent pas les règles du jeu : par exemple lorsque, dans un style de combat, l’un des jouteurs sort une arme qui n’est pas autorisée.
Que représente le hip-hop pour vous aujourd’hui ?
Akhenaton Je ne crois plus vraiment au mouvement hip-hop. La mentalité a changé, il y a une affluence de nouveaux acteurs qui ne font peut-être pas l’effort de comprendre ce qu’est le hip-hop et comment il a commencé. Ce qui ne nous empêche pas d’apprécier autant le graf, la danse, le d’jing, etc. Des gens ont cru en cette culture, ont fait des sacrifices pour elle et nous ont ouvert la voie. Nous avons un contrat de conscience avec eux : continuer à promouvoir le hip-hop dans son essence.
Shurik’n L’essence du hip-hop, c’est « Sois toi-même, sois ce que tu veux être, écris ce qui te correspond, compose ce qui te correspond. » Je ne prétends pas détenir la vérité absolue sur le vrai hip-hop, mais l’album ne laisse aucune ambiguïté sur nos sentiments profonds quant à la fonction du hip-hop. Je veux continuer à faire passer un message. On n’a pas le droit de perdre un seul morceau à clamer « Je suis le meilleur, j’ai la rime qui défonce. »
Marseille est devenu une place forte du hip-hop en France. Un peu grâce à vous ?
Akhenaton Je ne vais pas faire de fausse modestie : indirectement, c’est grâce à nous, parce qu’à l’époque où tout le monde s’en battait les couilles, on était là.
Shurik’n Nous nous occupons du festival annuel Logique Hip-Hop. Le but est d’imposer ce festival comme une manifestation incontournable du hip-hop. Ça commence à porter ses fruits et ça fait chaud au coeur. Nous avons aussi à notre actif Côté Obscur, qui est une confrérie de MC’s, mais aussi une structure au centre de différentes activités l’édition des oeuvres d’IAM et de ses membres solos, le management, le merchandising et, à terme, la production d’autres artistes.
Vous organisez aussi des ateliers hip-hop. Partager le savoir, c’est important ?
Imhotep Nous faisons des stages au centre culturel de la Belle de Mai : moi de samplers, Akhenaton et Shurik’n d’écriture. Lorsque j’ai acheté mon premier sampler en 1989, j’ai vu affluer chez moi tous les rappers de la ville. A l’époque, j’étais instituteur le jour et je bossais avec IAM la nuit. J’ai réalisé rapidement que je n’allais pas m’en sortir et qu’il y avait urgence à apprendre à tous ces jeunes à se servir des samplers. Tout ça pour dire que le partage du savoir n’était pas au départ une grande mission pédagogique ou sociale que je m’étais fixée : c’était plutôt pour que les mecs me lâchent. Nous n’avons pas organisé ces ateliers dans le but de renouer avec la base, mais je reconnais que ces stages m’ont autant apporté que j’y ai donné. J’ai vraiment pris conscience que le hip-hop n’était pas près de s’arrêter. J’ai su tout de suite où chaque groupe en était, je voyais arriver des mômes de 13 ans avec un papier et un stylo, extrêmement motivés.
Shurik’n Il va y avoir beaucoup de bons parce que les jeunes qui viennent aux ateliers ont les dents longues, ont vraiment envie. Ils ne sont pas là pour faire de la figuration.
Akhenaton Je suis heureux d’avoir peut-être donné l’étincelle avec ces stages. Il n’y a pas de méthode pour le rap, ça ne s’apprend pas, mais l’amour, pour l’écriture en particulier, peut se communiquer.
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