Avec son label Solid Records et avec Motorbass, la plus passionnante écurie de house française, le Versaillais Etienne de Crécy s’est imposé comme l’un des meilleurs ouvriers du pays tendance bric-collages. Joueur et inventif, il vient de prouver avec sa compilation Superdiscount que la house n’avait pas de portes mais un gros nez de clown.
Qui pourrait soupçonner que ce jeune homme discret aux vêtements neutres règne, avec son clan Solid Records, sur la house parisienne ? Qui se douterait que ce poids plume flottant dans sa parka a déjà une carrure internationale en tant que moitié de Motorbass ? Personne, car Etienne de Crécy, 27 ans, goûte peu les manifestations révérencieuses et lutte pied à pied pour préserver son anonymat. Il s’y entend d’ailleurs comme personne pour brouiller les pistes en jonglant avec les pseudonymes.
Elevé à Marseille dans une famille marquée davantage par les dessinateurs son grand frère Nicolas, « fierté de la famille », est le fameux graphiste de la BD Léon la Came que par l’étrange passion de son père pour les orgues dont il n’a retenu que les « ignobles » essais cacophoniques , Etienne se découvre une passion un peu tardive pour la musique à l’âge de 15 ans, après une brève incursion en terrain hard-rock. En violation totale avec la loi du milieu, c’est non pas dans la cité phocéenne mais à Versailles, où sa famille a déménagé, qu’il noue à l’adolescence les alliances de la future mafia.
Le pétulant Pierre-Michel, avec lequel il a aussitôt fraternisé sur les bancs du lycée, lui transmet son enthousiasme pour la new-wave, de Cure à Joy Division. Bientôt complices au sein d’un groupe de rock baptisé Louba, ils font régulièrement les quatre cents coups avec Orange, l’autre groupe du collège où l’on retrouve Xavier Jamaux (Ollano), Alexis alias Alex Gopher, ainsi que Nicolas et Jean-Benoît de Air. Leurs goûts évoluent alors vers les Doors et Hendrix, avant de basculer en douceur vers le groove, de James Brown à Sly & The Family Stone, le rap hybride de Public Enemy assurant la transition. Les fondations du clan étant posées, il ne restait plus qu’à laisser le temps et l’expérience faire leur oeuvre.
C’est au studio Plus 30 à Paris, où il débarque « un peu par hasard » en 1990, qu’Etienne de Crécy fait ses premières armes. S’il prétend n’y avoir fait dans un premier temps que « servir les cafés », les yeux et les oreilles fouinent au-delà de la cafetière. L’ingénieur du son maison deviendra son partenaire au sein de Motorbass : Philippe Zdar. Ce dernier sera bientôt responsable pour moitié d’une autre mafia du funk, la mythique Funk Mob, avec Hubert Boombass, homme de l’ombre du premier album de MC Solaar. Dans la foulée de Qui sème le vent récolte le tempo, James Lavelle, démarrant alors à Londres son label Mo’Wax, sollicite Zdar et Boombass pour composer des morceaux de hip-hop instrumentaux : La Funk Mob, tandem pionnier du « trip-hop » hexagonal, était née. A leur contact, Etienne de Crécy se plonge plus avant dans le rap de A Tribe Called Quest et de Gangstarr. Puis, grâce au classique album Step in the arena de ces derniers, à la tonalité jazz très marquée, il embraye sur Coltrane et le jazz, genre qui constitue encore aujourd’hui, avec Stevie Wonder, la bande sonore exclusive de son quotidien.
« Ma première rave, c’était sur une péniche vers 1991-92. Ça a changé ma vie, se souvient Etienne. Tout le monde dansait, les types étaient torse nu. Ça faisait longtemps que je ne m’étais pas retrouvé dans une soirée où on n’était pas assis autour de la piste à se regarder en chiens de faïence. La musique était cheap mais avec un beat tellement énorme qu’il était impossible de ne pas danser. Avec Philippe (Zdar), on a terminé la soirée torse nu à 10 h du matin. » Une première rave Transe Body Express qui ne restera pas lettre morte. « La première fois, dans cette rave, j’ai cru qu’il n’y avait qu’un seul morceau du début à la fin. Par la suite, avec Philippe, nous avons vite repéré les DJ’s et leur rôle prépondérant dans la réussite d’une soirée. En s’intéressant de plus près à la house, nous avons remarqué que les disques étaient moins hardcore que la musique de rave : tout un versant de la house était même parfaitement écoutable à la maison. Tendance à laquelle la majorité de nos amis restaient quand même totalement réfractaires. »
Pas refroidis pour autant, Etienne et Philippe sautent bientôt le pas et investissent dans un sampler pour bricoler leurs propres compositions à la maison. Comme Etienne s’en doutait, le sampler s’avère diaboliquement facile d’emploi. Diaboliquement car, derrière son apparente facilité, cette machine aux infinies possibilités tend nombre de pièges aux novices.« La première fois que je me suis retrouvé face à mon sampler, j’ai voulu en explorer toutes les possibilités. Mais je n’arrivais rien à en tirer car je me noyais dans les choix extrêmement vastes qu’il offrait. Le gros piège, c’est de se perdre en superposant quantité de choses différentes sur un morceau erreur commise en ce moment par tous les chanteurs français qui se mettent au trip-hop. J’ai compris très vite qu’il fallait se limiter à quelques sons et se fixer un cadre bien défini pour construire des morceaux qui fonctionneraient ; et qu’il était possible de tirer le meilleur parti d’idées simples mais efficaces avec une production très brute. J’ai pu ensuite aborder le sampler avec plus de sérénité. »
Quant au débat musiciens « nobles » contre « bricolos » des samplers, Etienne selon lequel « la house est le jazz de l’an 2000 » a farouchement choisi son camp. « Je suis un peu musicien, mais pour faire et apprécier les musiques électroniques, il vaut mieux ne pas l’être. Ça tue cette musique, comme les musiciens ont tué le jazz, qui est devenu très chiant. Aux débuts du jazz, les musiciens savaient rester simples et humbles. J’aime les morceaux hypnotiques, où rien ne bouge. Ce concept fonctionne pour toutes les musiques, par exemple dans le jazz avec Bobby Hutcherson, qui fait tourner le même motif tout du long en ajoutant des solos tranquilles : à la cinquième minute, tu deviens dingue parce que c’est toujours pareil c’est le côté africain. J’ai découvert l’intérêt de la techno et de la house après avoir fait le ménage dans ma conception de la musique. J’ai eu un déclic lorsque j’ai compris que le plus intéressant se trouvait dans les partis pris radicaux. Auparavant, je considérais la techno comme de la non-musique, puis j’ai réalisé que sa force résidait justement dans son exagération et son minimalisme. Face aux disques de house hyper-répétitifs, il faut faire abstraction de tout son background musical pour découvrir ce qui se dégage de fort derrière cette apparente indigence. Les gamins n’ont pas ce problème, ils n’ont pas besoin de désapprendre : ils apprécient d’emblée le côté efficace. »
« Nouveaux héros, nous vous saluons » : dès sa sortie en septembre dernier, l’album de Motorbass Pansoul raflait la meilleure note et un hommage appuyé dans la revue britannique Mixmag. Chez son concurrent Muzik, le premier album du tandem Zdar-De Crécy était sacré disque du mois. En France, Pansoul tarde encore à obtenir les lauriers mérités. L’Hexagone n’aura jamais loupé là qu’une nouvelle dimension de la house, rebelle et dévoyée, n’écoutant que ses instincts d’Apache flamboyant. Une house qui se cherche du côté du hip-hop et du dub, emprunte décalages et chemins de traverse rythmiques pour bâtir un univers éminemment personnel. Un album-ovni, ni taillé pour le dance-floor ni réservé aux puristes, qui ne s’est jusqu’alors trouvé aucune amitié profonde dans nos collections de disques : bon signe. Etienne lui-même patauge allégrement, développant une conception très libre, voire naïve, de sa musique : « Je serais bien incapable de dire si Motorbass est de la house au sens strict ou pas. Pour moi et là, je sais que les connaisseurs vont m’insulter , c’est de la house parce que c’est fait à la maison, bien que le mot ne vienne pas de là. Pansoul est davantage constitué de morceaux d’ambiance que de dance : on est loin des hymnes house fédérateurs. Nous nous sommes surtout attachés à planter des climats différents, allant de la mélancolie à la hargne. En fait, c’est un disque d’atmosphères, proche de l’ambient mais doté de beats plus rapides. Philippe apporte le style bancal, les bizarreries, les trouvailles de programmation. Moi, je suis beaucoup plus carré. »
Parallèlement à Motorbass et à son métier d’ingénieur du son/producteur, Etienne de Crécy a réalisé l’album best-seller de Teri Moise l’an passé il a monté il y a deux ans le label Solid avec ses deux ex-copains de lycée, Alexis et Pierre-Michel, ce dernier s’étant décidé à exposer coûte que coûte les perles composées à la maison par son timide ami Alexis, rebuté par l’ingrate mission du porte-à-porte chez les majors. Le premier maxi d’Alex Gopher donnait ainsi début 95 le coup d’envoi de Solid Records. Encore peu aguerri aux méthodes de vente agressives qu’il maîtrise désormais parfaitement, Pierre-Michel se souvient, amusé, de ses premiers pas dans le business. »On ne connaissait personne, alors on a entrepris la tournée des petits magasins parisiens Rough Trade, BPM et LTD pour essayer d’écouler le maxi. On n’en menait pas large : Alexis m’encourageait à attaquer et Etienne, hypertimide, tournait en rond derrière moi dans la boutique. Heureusement, nous avions cette superbe pochette argentée en relief qui attirait l’attention. Finalement, nous étions plutôt bien accueillis, d’autant que les Français ne pullulaient pas à l’époque. » Cette pochette-talisman signée de leur brillant graphiste attitré Antoine, énième connexion de la mafia versaillaise datant du ce2 leur ouvrira les portes de Radio Nova, puis celles des compilations What’s Up et Source Lab. Sur Source Lab 2, un quart des invités venaient de la maison Solid : Air, Alex Gopher et Main Basse.
Bizarrement, la scène française, qui fait actuellement un malheur chez les Anglais et vend 80 % de sa production à l’étranger, ne se lamente jamais de ne pas être prophète en son pays et s’en réjouit même. Etienne de Crécy : « Etre une scène réduite dont on a vite fait le tour a son avantage : ça nous permet d’écouter les morceaux les uns des autres en avant-première, souvent trois mois à l’avance, provoquant du même coup une émulation. C’est comme dans une école où la stimulation entre les élèves donne une bonne réputation à l’établissement. Pour l’instant, il n’y a pas de rivalités marquées car chacun développe un style suffisamment personnel pour qu’on n’ait pas l’impression de se marcher sur les pieds. » « Moi, ce que j’aime, c’est le côté bande de jeunes, milieu lycéen, s’enthousiasme Pierre-Michel. Où que tu ailles, des magasins de disques aux journaux, ce sont des jeunes de notre génération qui auraient pu être en classe avec nous. Il existe une solidarité entre labels indépendants car nous avons tous plus ou moins vécu le même parcours et les mêmes galères. »
Quant à la fameuse French touch dont se gargarisent nombre de confrères, bien malin qui saura la saisir. « L’élégance, peut-être », hésite Etienne, passablement agacé par ce concept trompeur auquel il n’a pas échappé ces derniers mois. Il éclaircit en revanche d’une seule tirade l’énigme de cette percée musicale française sans précédent à l’export : « Du fait des avancées techniques et de la démocratisation du sampler, les Français se retrouvent au même niveau que les Anglo-Saxons. Et surtout, la musique instrumentale est universelle. »
Et chacun de se réjouir du triomphe de Daft Punk, qui devrait déverrouiller encore de nouvelles portes aux Français. « Pour moi, dans la house, il y a un avant et un après-Daft Punk. Musicalement, je me sens indéniablement des liens avec eux. Leurs morceaux sont frais et spontanés tout en étant redoutablement efficaces. Ils ont prouvé qu’on pouvait être accessible sans céder à une stratégie commerciale… » C’est dans cet esprit qu’Etienne de Crécy a produit « dans l’urgence », précise-t-il le premier album de Solid, l’irrésistible et ludique compilation Superdiscount dont le concept original lui trottait dans la tête depuis des années. « J’avais dans l’idée de jouer à fond l’aspect supermarché pour l’emballage, avec un contenu musical très pointu, c’est-à-dire des morceaux où rien ne bouge. Puis j’ai finalement opté pour des musiques easy-listening en rapport avec le visuel, simples et faciles. » Mais non dénuées d’humour, marque de fabrique d’un label balbutiant qui voit déjà très loin et que l’on pourrait bien regretter de ne pas avoir bâillonné à temps comme le barde à son arbre. « Un jour, en faisant mes courses au supermarché, j’ai remarqué qu’ils passaient de la techno hardcore bien agressive. Je me suis dit « Tiens, c’est moderne, branché. » J’étais impressionné. En essayant d’anticiper l’avenir, j’ai réalisé qu’on tenait peut-être la tendance de demain : qui sait si ce n’est pas justement dans les supermarchés que l’on ira, demain, écouter de la musique ? Et chez soi, on écoutera de la musique pour supermarchés.
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