Avec « Regarde ta jeunesse dans les yeux », Vincent Piolet documente la naissance du rap français durant la décennie 1980 en donnant la parole à ses acteurs, connus ou méconnus. D’une poignée de Français aux commandes premiers disques d’Afrika Bambaataa aux secrets du terrain vague de la Chapelle en passant par une pluie d’anecdotes fascinantes, l’auteur offre le témoignage foisonnant d’une époque rarement documentée. Entretien.
On connaît quelques rappeurs qui ont débuté dans les années 1980 (NTM, IAM…), mais cette époque peu documentée fait globalement l’objet d’un oubli. Pourquoi ?
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Vincent Piolet – D’abord parce qu’elle n’a pas été documentée par les acteurs eux-mêmes, et qu’il est difficile de les retrouver pour en parler. Pour les archives, il est possible d’aller à l’Ina – quoique le dépôt légal des radios ne date que de 1992 et qu’il manque donc beaucoup de matériel –, mais pour les personnes, il faut fouiller. Il y a ensuite, du côté institutionnel, une forme de mépris pour la culture hip-hop qui consiste à considérer que c’est une musique de jeunes, une sous-musique et que ce n’est pas si important que cela. Il s’agit bien entendu d’une méprise, mais je pense que les choses sont en train de bouger en raison du succès durable du rap. Nous arrivons à une époque où, en raison de la maturité artistique du mouvement et de sa diffusion de masse auprès du public, il est nécessaire de se demander d’où vient cette musique et comment elle s’est implantée en France.
En recherchant ces informations, il faut cependant éviter de confondre la pratique commerciale du rap qui, globalement, a démarré avec la sortie de Rappatitude (première compilation de rap français parue en 1991 – ndlr), et le rap en tant que culture, qui existe depuis plus longtemps. Rapattitude n’est que le résultat de 10 années de gestation pendant lesquelles cette culture s’est implantée, développée, inventée. S’il y avait très peu de disques de rap français dans les années 1980, il y avait des gens qui rappaient, qui tagguaient et partageaient cette culture. C’est ce que j’ai cherché à documenter et il est vrai que personne ne le fait. Je pense d’ailleurs que si cette musique fonctionne aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elle possède, au-delà de son destin commercial, de vraies racines culturelles.
Vous soulignez le caractère parisien de la culture rap au début des années 1980. Comment s’est-elle enracinée en banlieue ?
Les banlieusards étaient déjà dans le hip-hop, mais à cette époque, la banlieue était un désert culturel. Pour pouvoir se retrouver autour d’un phénomène culturel naissant, il fallait un centre géographique, une sorte de point de ralliement. Ca a été Paris parce que c’est là qu’il y avait des clubs comme l’Emeraude, le terrain vague de La Chapelle ou la salle de danse de Paco Rabanne, et c’est aussi là qu’il y avait les disquaires, qu’on pouvait avoir accès aux nouveautés venues des Etats-Unis. De la même manière, si tu voulais voir les derniers graffitis, il fallait aller sur place. C’était une époque où il n’y avait pas de médias, pas d’internet, où il était impossible de pratiquer une culture hors du lieu où elle se créait, et les banlieusards faisaient donc cet effort de se déplacer physiquement.
Les rares mentions de cette période dans les médias cultivent l’image d’Epinal d’une jeunesse « positive », évoluant autour des valeurs de respect, de paix et d’unité. Dans votre livre, l’ambiance est un peu plus tendue…
Le livre raconte en effet certains épisodes difficiles, mais il y a en fait deux réalités qui se superposent. Il y a d’abord la théorie, c’est-à-dire l’idéal « peace, love and unity » des zulus, qui transmettaient le message d’Afrika Bambaataa. Tout le monde y adhérait dans ses grandes lignes, mais la charte zulu était difficile à respecter : il ne fallait pas boire, fumer de la drogue ou faire des graffitis… Au-delà de la théorie, il y a la réalité : malgré une envie de partager cet idéal, cette charte s’adressait à des adolescents en rébellion contre l’autorité, mais constituait elle aussi une forme d’autorité. Les gamins voulaient être zulus, mais ce n’est pas pour autant qu’ils allaient arrêter de boire, de tagger ou et régler leurs comptes.
Cependant, si ce n’était donc pas un monde d’enfants de chœur, c’était surtout un mouvement jeune et tourné vers quelque chose de positif. Les rivalités qui existaient entre des individualités se retrouvaient dans la pratique du hip-hop, mais le hip-hop n’en était pas la cause. Il faut également différencier les bandes violentes des équipes de rappeurs ou de taggers. Les 93 NTM, par exemple, n’étaient pas là pour dépouiller les gens, ils étaient une bande de potes qui ne demandaient qu’à pratiquer sa danse ou son rap. Cette violence a été beaucoup fantasmée par les médias de l’époque qui étaient dépassés et voyaient dans les zulus une organisation quasiment paramilitaire.
Il semble que l’arrêt de l’émission de télévision H.I.P.-H.O.P., une des seules fenêtres d’expression grand public de la culture hip-hop de l’époque, a joué un rôle dans cet amalgame : le regard de société sur le hip-hop a brusquement changé, passant de la bienveillance à la méfiance…
Il s’agit en effet d’une cassure. Au départ, la société voyait le hip-hop comme quelque chose de positif : il passait dans Récré A2, il y avait H.I.P.-H.O.P. sur TF1 et tout le monde trouvait ça très sympa. A partir de 1985, les médias décident que la mode a changé, qu’il faut autre chose pour les cours de récré et l’émission s’arrête. Les b-boys, pour qui ce n’était pas une mode, se sont retrouvés un peu seuls, se sont sentis trahis. Dans le même temps, la communauté hip-hop s’est étoffée et doit trouver de nouveaux lieux d’expression, ce qui était de plus en plus compliqué étant donné l’époque qui devient globalement violente pour les Français : montée du chômage, manifestations, situation des banlieues et début de la stigmatisation des immigrés sont à mettre en rapport avec cette évolution du hip-hop. C’est d’ailleurs à ce moment-là que le rap commence à afficher des revendications politiques, en évoquant le racisme, les problèmes sociaux, le délabrement de l’habitat, et les médias ne voient pas cela d’un très bon œil…
Les b-boys, eux, étaient-ils vraiment en train de changer d’état d’esprit ?
Malgré des réactions parfois frontales parce qu’ils avaient des difficultés à pratiquer leur art et étaient stigmatisés, une majorité demeurait dans l’insouciance de l’adolescence. Il faut donc relativiser ce changement car il n’est pas réel : pour les rappeurs, la culture hip-hop restait une fête, ils évoluaient dans la joie de créer leur propre identité. Ils ne percevaient pas du tout les choses de la manière dont les médias les interprétaient. Il y a un énorme décalage à ce niveau.
Vous évoquez la récupération médiatique, économique et institutionnelle du rap au début des années 1990. Quel en est le mécanisme ?
Au début des années 1990, les astres se sont alignés, en quelque sorte. Au niveau du rap, par exemple, une certaine maturité artistique émerge : le flow et les techniques de production deviennent intéressants. La cassette Concept d’IAM a d’ailleurs joué un grand rôle là-dedans, car le groupe a été précurseurs en termes de production, et cela a stimulé beaucoup d’autres groupes. Techniquement, la récupération commerciale s’amorce à la sortie de la compilation Rapattitude, dont le succès pousse chaque maison à signer un rappeur. Juste avant, il y a le succès de Benny B. et juste après, celui de MC Solaar, qui sont autant d’indices du potentiel commercial du rap.
Il y a également, en 1991, l’émission Ciel Mon Mardi, de Christophe Dechavanne, où MC Solaar chante Bouge de là, et c’est l’explosion. Au niveau institutionnel, c’est aussi un début de reconnaissance : le graffiti français est exposé au Palais de Chaillot sous la houlette de Jack Lang. On bascule dans un modèle différent : le hip-hop n’est plus une contre-culture puisque ce sont des institutions ou des sociétés commerciales prennent le relais de sa diffusion. Il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais de la manière dont les choses se sont passées. Ce basculement se joue dans une période assez ciblée, entre 1991 et 1992. Et d’ailleurs, on remarque qu’à partir de cette époque là, les trois disciplines essentielles que sont le graffiti, le rap et la danse, se séparent progressivement.
Cette récupération était-elle en germe chez les adeptes du hip-hop ? Avaient-ils un plan de carrière ?
La réflexion sur la pérennisation de cette culture n’existait pas à cette époque. En revanche, les b-boys ont eu accès, via des clubs comme Chez Roger Boîte Funk, le Palace ou le Globo, à des branchés qui ont pu forcer le destin de certains. Il y avait dans ces clubs des gens de maisons de disque, des gens de la télé ou de la mode qui se mélangeaient avec des b-boys. Si l’on prend quelqu’un comme Kool Shen, qui a réussi dans le rap, il ne disposait d’aucun plan, il n’y pensait même pas. Mais en soirée, il avait sympathisé avec Nina Hagen. Lorsqu’elle a été invitée sur Canal+, qui lui a donné carte blanche, elle s’est dit : « Tiens, je vais faire venir les mecs avec qui je bois des coups au Globo. »
Parallèlement, la mère de la petite amie de Shen travaillait dans une maison de disque et a raconté à ses collègues que le mec de sa fille passait sur Canal+. Certains ont regardé l’émission et NTM a fini par se retrouver chez Sony. Mais si l’on regarde bien cette histoire, c’est fortuit, c’est une série de hasards improbables, dans lesquels la personnalité des rappeurs a sûrement compté aussi. Dès lors, beaucoup de rappeurs ont débarqué dans les maisons de disques en disant « Pourquoi pas moi ? », mais à la base, il n’y avait aucun calcul. Kool Shen n’envisageait même pas que le rap puisse faire l’objet d’un marché.
La force de votre livre et de donner la parole à des personnalités qui ont disparu des écrans radars aujourd’hui mais qui, à l’époque, ont vécu la même chose que ceux qui sont aujourd’hui connus comme Kool Shen ou Mode 2. Que sont-ils devenus ? Quel est aujourd’hui leur rapport avec cette époque ?
Il y en a effectivement quelques-uns qui se sont fait connaître, mais très peu ont eu du succès et ont pu en vivre. Certains, c’est une minorité, ont complètement changé de vie et coupé les ponts avec cette culture. Mais l’immense majorité a encore en lien très fort avec cette culture, même si ce lien n’est pas forcément commercial. Quelqu’un comme Iron 2 poursuit ses affaires, tout comme Destroy Man et Jhony Go qui continuent d’écrire des textes, même s’ils ne sortent plus de disque. Ils ont ça en eux, ils ont cette force et ça ne les quitte pas. D’ailleurs, ceux qui ont réussi à se faire connaître, qu’il s’agisse de IAM ou de NTM, n’arrivent pas non plus à raccrocher le micro…
Techniquement, comment avez-vous procédé pour rassembler tous ces témoignages ?
Grâce à mon réseau, j’ai retrouvé certains de ces personnes, mais pour d’autres ça tenait parfois de l’enquête policière. Pour comprendre qu’un Français comme Alex Jordanov avait monté à Los Angeles un club baptisé The Radio, qu’il avait enregistré avec Ice-T et Andre Young (le futur Dr Dre, ndlr) au début des années 1980, ce sont des déductions, des recoupements d’informations qui m’ont mis sur la voie. Jordanov lui-même m’a d’ailleurs confirmé qu’il n’avait jamais raconté cette histoire nulle part. Retrouver Bando qui vit aux Caraïbes aussi ça a été très difficile.
Parfois, il a fallu ruser pour interviewer certains de ceux qui sont devenu connus, qui sont entourés et difficile d’accès. Pour Kool Shen, j’ai appellé Winamax en me faisant passer pour un journaliste de poker jusqu’à obtenir son numéro. J’ai alors dit à Kool Shen que je n’avais rien à faire du poker et que je n’étais pas journaliste mais que j’écrivais un bouquin sur cette période. On a parlé pendant des heures, et il m’a même rappelé le lendemain pour poursuivre la discussion. Globalement, je dois dire que les gens ont été spontanés et ravis qu’on les interroge sur cette période, précisément parce que personne ne l’avait jamais fait.
Personnellement, quel est votre sentiment sur cette période ?
C’est difficile car je ne l’ai pas vécue, mais j’ai rencontré plus d’une centaine d’intervenants qui ont pratiqué cette chose avec passion à l’époque. J’en retiens que la seule chose importante était alors de déchirer plus fort que le mec d’en face, d’impressionner ses potes et ses rivaux. Qui a le meilleur flow ? Qui va passer le mieux sa coupole ? Qui va cartonner le plus de murs ? L’intérêt était d’épater tout le monde. A partir du moment ou des intérêts économiques entre en jeu, les choses changent, et il est évident que quelque chose qui a disparu. C’était des adolescents passionnés et totalement insouciants. Les institutions et les médias les boudaient, mais ils s’en foutaient, ils voulaient juste se retrouver autour de cette culture et la porter au sommet. Et en un sens, c’est ce qu’ils ont fait. Je trouve ça assez beau.
Propos recueillis par Thomas Blondeau
« Regarde ta jeunesse dans les yeux » (éd. Le mot et le reste), Vincent Piolet, préface de Dee Nasty, 25 euros
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