Tout surprend ou émerveille Woody Allen : son destin de cinéaste et son ascension sociale, le cinéma des autres et l’idée que l’on se fait de lui, l’image des riches et le ridicule de tous.
Alors qu’il s’apprête à dévoiler sa comédie musicale Everybody says I love you fine lorsqu’elle est comédie, mais légèrement plus indigeste lorsqu’elle est musicale , cet adolescent dans un corps trop vite vieilli se surprend même lorsqu’il parle de sexe et de truffes, de Camus et de Spike Lee, de douleur et d’anhédonie.
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Plus jeune, je voyais énormément de comédies musicales en noir et blanc. J’étais très séduit par ces films aux piètres histoires mais aux numéros musicaux éblouissants. L’évasion totale : les gens étaient riches, dansaient, portaient des smokings et des hauts-de-forme, sablaient le champagne, avaient des maîtres d’hôtel et des chauffeurs. En sortant du cinéma, on se retrouvait dans le monde réel la chaleur, le bruit, le crime : l’horreur. Ça m’a beaucoup marqué. A cette époque, tout le monde voulait être non pas Bogart, Mitchum ou John Wayne, mais Fred Astaire. Ma vie quotidienne, c’était tout le contraire : une famille pauvre, ma mère qui travaillait chez un fleuriste, mon père chauffeur de taxi ou serveur dans un restaurant. Pour nous, la vie consistait à descendre dans la rue avec son ballon, à jouer et à rentrer dormir. Personne ne prenait l’avion, les vacances à Paris ou à Venise, ça n’existait pas. Ces films représentaient un monde magique pour moi. Et maintenant que j’habite un quartier très agréable de New York, l’Upper East Side de Manhattan celui où se déroule ma comédie musicale , je suis sidéré : j’y vois des hommes en smoking, des femmes portant des bijoux, des enfants qui ont l’air tellement mignons, un chauffeur qui les conduit à l’école, l’école est privée. On n’imaginait pas que ce genre de choses puisse exister dans la vie réelle c’était réservé au cinéma. Et ce que je vois autour de chez moi est ce qui s’approche le plus de cette magie. Il fallait que j’en fasse un film.
Tirez-vous de la fierté à faire maintenant partie de ce monde ? Jamais de mauvaise conscience ?
Absolument pas et puis je ne fais pas vraiment partie de ce monde. J’aime les gens riches, je les trouve très amusants. Il y a beaucoup de riches merveilleux et beaucoup d’épouvantables comme chez les gens pauvres. Je constate que ces gens sont politiquement libéraux, intelligents, les femmes ne travaillent pas car elles ont de l’argent, se consacrent aux uvres de charité. Ils me fascinent car je viens d’un milieu pauvre. Face aux questions sentimentales, ils ont exactement les mêmes problèmes que les autres. Ils sont éduqués, sophistiqués, ont de l’argent, des psychanalystes, des amis, des voyages, mais ça ne change rien : ils n’arrivent pas à trouver quelqu’un avec qui se marier, souffrent de solitude, leurs femmes les quittent, leurs maris sautent leurs secrétaires… Tout pareil. Ils sont tout aussi ridicules que n’importe qui et me paraissent assez amusants, souvent très mignons.
Ce monde vous semble-t-il toujours aussi magique maintenant ?
Il n’est pas aussi satisfaisant que je l’espérais. La grande époque de New York est passée les années 20, 30 et 40 étaient sensationnelles. Lorsque j’étais petit garçon, il y avait un cabaret à chaque coin de rue, des centaines de salles de spectacle… Même si j’aurais préféré travailler dans ce New York-là, même si on vit maintenant les derniers soubresauts de cet âge d’or, je trouve toujours New York fantastique. Je me rends bien compte que lorsque je vois dans la rue ces familles bien comme il faut accompagner leurs enfants à l’école privée, ça relève du fantasme. Pour moi, il y a de la magie car ça ressemble à la manière dont les gens vivaient dans ces films qui nous enchantaient. Je suis né en 1935, nous étions des enfants de la Dépression, le chômage sévissait tout autour de nous. Nous n’avions absolument rien, sauf ces films où les gens passaient leurs soirées à danser dans les night-clubs avant de traverser Central Park la nuit, de se réveiller avec la femme de chambre qui leur ouvrait les rideaux, leur apportait les journaux et le petit déjeuner au lit… On se demandait qui diable pouvait vivre ainsi. Personne, en réalité, mais les habitants de mon quartier sont ce qui s’en approche le plus : ils ont la santé, sont séduisants, très gentils, ils jouent au tennis, se rendent à la campagne, leurs enfants fréquentent de bonnes écoles, se déguisent avec de très beaux costumes quand vient Halloween, parlent de choses dont nous ne connaissions même pas l’existence nous, on ouvrait une boîte, il en sortait du thon. Avant d’avoir 40 ans, je ne savais même pas ce qu’était une truffe… Tout ça m’amuse beaucoup. Bon, je sais très bien que si j’examine plus profondément ces familles, je trouverais autant de choses désagréables. Mais dans une comédie musicale, je me contente de regarder en surface.
Comment considérez-vous maintenant le Woody Allen débutant des années 60 ?
Lorsque je me produisais comme comique dans les cabarets et à la télévision, je me disais que plus tard, je pourrais toujours penser « Quand même, qu’est-ce que j’étais marrant… » Aujourd’hui, lorsque je vois des comiques à la télévision, ils me paraissent pitoyables. Et récemment, on m’a passé des cassettes de moi à l’époque : je me suis trouvé tout aussi pitoyable ! Je faisais ce que je reproche aux comiques d’aujourd’hui, j’utilisais les mêmes grosses ficelles insupportables.
Quand avez-vous pensé pouvoir faire partie du monde du cinéma ?
J’ai avant tout voulu être auteur de pièces de théâtre. Le cinéma d’Hollywood me paraissait niais, les auteurs sérieux écrivant pour le théâtre : Arthur Miller, Tennessee Williams, etc. Au cinéma, vous écrivez un script qui est ensuite trituré par le producteur et le réalisateur. Il n’y avait pas d’auteurs importants, les films hollywoodiens n’étaient pas aussi bons que les bonnes pièces de théâtre, il n’existait rien de comparable à Un Tramway nommé désir, Mort d’un commis voyageur ou Les Sorcières de Salem. Le cinéma ne proposait que des films de cowboys ou de gangsters. Alors que je cherchais à écrire pour le théâtre, j’ai fait le comique dans des cabarets. Après m’y avoir vu, des gens m’ont demandé un scénario pour le cinéma en me proposant ce qui, pour moi, représentait une belle somme. J’ai donc écrit What’s new pussycat Mais les voir faire ce film fut une expérience particulièrement désagréable. J’ai détesté. J’avais beau leur dire « Arrêtez tout, ce n’est pas comme ça qu’il faut le faire », personne ne m’écoutait. Ce fut un grand succès commercial mais je me suis juré de ne jamais rien refaire pour le cinéma, à moins de le réaliser moi-même. Quelques années plus tard s’est créée une nouvelle compagnie qui cherchait de quoi se lancer. Je leur ai dit que j’avais bien cette idée de Prends l’oseille et tire-toi, mais que j’exigeais de le réaliser. Ils m’ont répondu « O.K., si vous pouvez le faire pour moins d’un million de dollars. » Avant ça, je n’avais jamais songé au cinéma. Et j’ai beaucoup apprécié d’être réalisateur : on est alors auteur à part entière c’est comme écrire sur le celluloïd, vous écrivez avec la caméra. A la même époque, le cinéma avait atteint une certaine maturité, des films européens comme Le Septième sceau ou Le Voleur de bicyclette étaient visibles aux Etats-Unis. On réalisait qu’on pouvait faire de très belles choses avec le cinéma, des films plus adultes, plus intelligents, plus sophistiqués. Aux Etats-Unis, l’intérêt s’est soudain détourné des productions avec stars pour se concentrer sur des films d’auteur qui ont fait émerger Robert Altman, Martin Scorsese, Francis Coppola de vrais cinéastes. Faire du cinéma dans cette émulation était très excitant. Mais mes premiers films étaient très grossiers, primitifs, faire rire était mon seul but.
Dans le processus de création, vous appréciez par-dessus tout l’écriture. D’où vous est venue cette passion ?
Des livres et des films. J’ai toujours pensé qu’un film ne pouvait pas fonctionner sans un bon texte à la base. La meilleure technique cinématographique, les meilleurs acteurs, les meilleurs opérateurs n’y feront rien : ce sera joli mais vide. Par contre, si vous avez quelque chose qui mérite d’être raconté, peu importe la technique sommaire ou le manque d’argent. J’ai envie d’être confronté à des personnages ou à des situations intéressantes, à des relations passionnantes, pas à du déballage de savoir-faire et de prouesses techniques. Lorsque j’étais jeune, le côté « fable » était toujours déterminant pour moi. Mais je n’étais pas un grand lecteur. Je n’ai même pas ouvert un vrai livre avant mes années de lycée : j’allais au ciné, je feuilletais des bandes dessinées et j’écoutais la radio. Je me suis ensuite mis au roman, un peu à la poésie. J’ai lu de plus en plus avec les années mais plus par réflexe de survie professionnelle que par plaisir : un illettré ne peut pas fonctionner en tant que citoyen ou artiste, rester en contact avec la société, avec la politique, avec le sexe opposé, avec son propre sexe. Et lorsque j’ai commencé à sortir avec des femmes intelligentes, il fallait bien que je puisse me mettre à leur niveau. Mais entre un bon film et un bon livre, je préfère toujours le bon film. Car une part de moi-même a toujours appartenu au monde du vaudeville, du divertissement, du show-business, j’ai toujours admiré les comiques, les magiciens, les danseurs. J’aime par-dessus tout écrire quelque chose qui sera ensuite vu dans le cadre d’un spectacle un théâtre ou une salle de cinéma. La seule raison pour laquelle j’ai réalisé des films moi-même, c’est l’impression que personne d’autre n’arriverait à transposer les nuances à l’écran, à en saisir la substance. Au théâtre, je n’ai jamais eu à mettre en scène, d’autres le faisant bien mieux que moi. Dans le cinéma, mes deux moments préférés sont l’écriture et le montage, le tournage étant le plus dur : pendant trois mois, il faut se lever au petit matin pour entamer une course contre la montre des contraintes à n’en plus finir, la pression de l’argent, le froid dans la rue, les malaises physiques… impossible de respirer, de se relâcher. A l’écriture ou au montage par contre, je suis au chaud, je peux me faire un café, je peux jouer avec le film ou bien décider de ne pas travailler le jour où je ne me sens pas bien c’est tranquille.
Vous ne raffoliez pas des films de genre. Vous en réalisez pourtant régulièrement, comme si vous aviez pour ambition d’embrasser toute l’histoire du cinéma.
Même si des films comme L’Homme des vallées perdues ou Le Train sifflera trois fois étaient magnifiques, tout, dans le cinéma américain, ne concourait qu’à l’évasion. Le cinéma européen n’hésitait pas à aller à la confrontation, on cherchait à y comprendre la vie. En Amérique, on se rendait au cinéma pour échapper à la vie. Mozart écrivait des symphonies sérieuses et, de temps en temps, pour le simple plaisir de la beauté, une petite musique de nuit. Quelqu’un comme Bergman pouvait, sur un coup de tête, faire La Flûte enchantée. Moi, j’adore tourner des films sérieux et, de temps en temps, un petit policier ou une comédie musicale. Mon prochain film est dans la lignée de Maris et femmes : beaucoup plus grave.
On sait à quel point vous admirez les maîtres du cinéma que sont Bergman, Fellini ou Godard. Comment vous comparez-vous à eux ?
Je ne joue pas dans la même division et ce n’est pas de la fausse modestie. Ces gens-là sont la crème de la crème du cinéma : Fellini, Antonioni, De Sica, Bergman, Kurosawa, Godard, Truffaut, Resnais, Renoir, Buñuel, Welles, Griffith… Ils ont inventé le langage même du cinéma. Eux sont au panthéon et moi, je fais des films plus ou moins bons. Je suis trop réaliste pour espérer être un génie. L’important pour moi n’est pas ce que disent la critique et le public, mais le plaisir que je prends à travailler sur un film, sur le plateau, chez moi pendant l’écriture, au montage. Je ne veux pas que mon plaisir dépende de facteurs extérieurs : vont-ils aimer, vont-ils payer pour voir, accéderai-je à la postérité ?
Beaucoup de ceux que vous admirez avaient au contraire un ego tel qu’ils se préoccupaient en permanence de la trace qu’ils laisseraient dans l’histoire du cinéma.
J’ai une autre approche : moi, je m’estime heureux d’être dans le cinéma à tel point que souvent, lorsque j’y réfléchis, je n’en reviens pas. Si je n’y étais pas entré, je serais probablement livreur de pizza, coursier ou taxi on m’a chassé de l’école, je suis ignorant… Chaque matin, je me réveille en m’émerveillant du fait que je tourne des films : « Nom de Dieu, quelle bonne blague ! » C’est aussi merveilleux que pour un petit Américain devenir joueur de football ou de baseball professionnel… Je suis payé pour faire du cinéma alors que je serais prêt à donner de l’argent pour ça !
Quels sont ceux de vos films dont vous vous sentez maintenant le plus proche ?
Probablement Maris et femmes, La Rose pourpre du Caire, Zélig… Mais les préférences du public peuvent être radicalement différentes. Lorsque j’ai vu Manhattan pour la première fois, je n’arrivais pas à y croire. Une véritable horreur. J’ai dit aux producteurs « Ecoutez, je vous fais un film gratuitement, mais par pitié ne sortez pas celui-là. » « Vous débloquez, m’ont-ils répondu, nous avons investi trois millions de dollars, impossible de ne pas le sortir. » Et c’est devenu l’un de mes plus grands succès. Le cinéaste a une idée, la met sur le papier. Il commence ensuite à tourner et chaque jour déverse alors son lot de nouveaux compromis. Lorsque le film sort, on s’écrie « Quoi ? J’ai fait ça du chef-d’ uvre que j’ai écrit ! » Chez moi, j’écris, tout est parfait. Ensuite, on ne trouve pas le décor qu’on imaginait, puis Jack Nicholson n’est pas disponible, puis tel acteur ne traverse pas la pièce comme vous le vouliez… et ainsi de suite. Du film parfait qu’on avait en tête, on passe dans la réalité à quelque chose de lent, d’ennuyeux, dont tous les détails sont insatisfaisants… C’est à se tirer une balle dans la tête. Un échec total. Et puis il arrive que le public, qui ne sait rien de tout ça, apprécie. Ou l’inverse : je pense faire mon meilleur film et la critique s’ennuie, le public s’enfuie. Manhattan, pour des raisons qui m’échappent, a touché une corde sensible chez les gens, dans le monde entier, en Asie comme en Amérique du Sud. Quelque chose dans le ton, l’ambiance, la sensibilité du film… Je me dis parfois que ma passion pour New York était telle qu’elle l’a fait fonctionner.
Il vous est souvent reproché de ne pas savoir sortir votre cinéma du petit milieu new-yorkais. Ne vous intéressez-vous pas aux questions sociales et politiques ?
Uniquement en tant que citoyen. Je vote, je fais activement campagne pour certains hommes politiques, je récolte des fonds pour eux. Mais dans l’art, ça ne m’intéresse pas. C’est trop conjoncturel, un film peut à cause de ça perdre toute pertinence en deux-trois ans. Tout ce qui relève de la satire politique est bon pour la télévision. Et puis je ne suis pas un expert de ces problèmes-là, je suis plus intéressé par des questions sur l’art, la mort, la religion, le manque de communication entre les êtres… Je n’ai aucun avis éclairé sur Israël, l’Afrique du Sud ou le Congrès américain. Je ne suis pas plus expert en questions philosophiques mais là, j’explore, je cherche, j’apprends en permanence. L’atmosphère sociale et politique imprègne certainement mes films sans que je m’en rende compte. Je peux très bien apprécier un bon Spike Lee, mais pas s’il devient trop pédant, didactique, s’il veut m’imposer son interprétation de l’expérience noire.
Si vous n’avez jamais directement abordé la politique, vous parliez beaucoup de sexe dans vos films à 30 ans et en parlez toujours autant à 60 ans.
On peut penser qu’on gagne en sagesse ou en perspicacité, mais non. Un type qui comparerait Maudite Aphrodite à mes films des débuts pourrait se dire à quel point son auteur, après toutes ces années de vécu, d’analyse, de femmes, n’a quasiment rien appris, n’a pas gagné en maturité. De toute façon, le sexe n’est pas un sujet sur lequel il y a beaucoup à apprendre, on repart de zéro à chaque fois. C’est pourquoi on voit tellement de gens riches ou pauvres, de 20 ou 50 ans se ridiculiser et en souffrir. Albert Camus a dit que les femmes étaient, sur terre, tout ce que nous connaissions du paradis. Ça a toujours été mon sentiment, j’ai toujours eu une dévotion pour le sexe féminin. J’aime écrire pour les femmes, travailler avec elles je n’ai que des femmes dans mon entourage professionnel : mon attachée de presse, ma monteuse, ma productrice. Et j’ai beaucoup plus d’amies que d’amis.
Votre cinéma a tendance à devenir de plus en plus sombre. Pourquoi soudain un film aussi léger qu’Everybody says I love you ?
Un accident. Mon prochain, Deconstructing Harry, est beaucoup plus sombre. Mais il m’était venu cette idée de comédie musicale, il fallait que je la fasse. Au fond, même si je suis un comique, ma personnalité est mélancolique. Ce n’était pas le cas de Groucho Marx, de WC Fields ou de Harold Lloyd, mais c’était le cas de Chaplin. Mon regard sur la vie a toujours été pessimiste. Il est possible qu’on le sente plus dans mes films aujourd’hui et que cela les rende plus profonds. Mais ce pessimisme doit être contrôlé, ne pas prendre des proportions trop importantes car le narcissisme est désagréable pour le public.
On peut penser que si votre cinéma est devenu si sombre, c’est que vous avez renoncé à trouver des issues là où vos premiers films cherchaient encore.
Le pessimisme est le nom que les optimistes donnent au réalisme. Je crois devenir plus réaliste en vieillissant, mon regard est plus précis. Ce que je montre dans Maris et femmes est vraiment ce que je vois autour de moi : les maris et les femmes vivent ensemble, mais leurs problèmes sont la cause de profondes douleurs et ils les enfouissent. Ils sont trop attachés l’un à l’autre pour se séparer mais il leur est impossible pour autant de résoudre leurs problèmes : ils sont trop différents l’un de l’autre. Ils doivent choisir entre la douleur des compromis et la douleur de la séparation. Ils rangent donc leurs problèmes de côté, mettent toute leur énergie dans leur travail et dans la partie saine de leur relation jusqu’à ce que les problèmes remontent à la surface et qu’ils trouvent à nouveau cela insupportable. Ce n’est pas un désastre, mais il faut apprendre à vivre avec la douleur. Accepter qu’il n’y a pas d’issue, que toutes les solutions traditionnelles, toutes les philosophies de la vie avec lesquelles nous avons grandi sont non valables : la psychiatrie, la religion, le marxisme, l’intellectualisme… Faire du cinéma est une forme de thérapie comme pourrait l’être… la poterie, par exemple mais n’est en aucun cas une solution magique.
Et la psychothérapie ?
Elle m’a aidé à être plus libre. Je ne passe plus autant de temps enfermé chez moi à gémir « J’ai tellement de problèmes… je crois que je suis en train de mourir… qu’est-ce qui cloche chez moi ? » Je me suis senti plus libre pour le travail. La psychothérapie est néanmoins une expérience très limitée. Le cinéma est plus ouvert, il vous aide à grandir. La psychothérapie a surtout été importante pour moi lorsque j’avais la vingtaine. Quand on creuse, au début c’est facile, mais plus on va profond, plus on bute sur quelque chose. Sans psychothérapie, j’irais peut-être plus mal, je serais peut-être plus solitaire, plus souvent et plus profondément déprimé, moins productif.
Jusqu’à récemment, vous avez toujours parfaitement contrôlé ce que vous mettiez de votre vie privée dans votre travail. Le fait que la presse en fasse étalage a-t-il affecté votre cinéma ?
Je n’en ai toujours utilisé que des bribes pour mon travail, les exagérant démesurément pour être drôle. Je ne suis pas exhibitionniste, je ne suis pas dans la réalité celui qu’on voit dans mes films. Je l’ai manipulée dans la fiction dans le but d’être amusant, et non pas fidèle. Si on lit ce que la presse a dit de moi ces quinze dernières années, il n’y a que des contradictions : Untel dira « Il est superficiel », Untel « Il a un ego démesuré », Untel « Il est antisémite bien qu’il soit juif », Untel « Y’a pas plus juif », Untel « Ses films sont trop intellectuels », Untel « C’est un pseudo-intellectuel »… Comme quoi j’en ai gardé pour moi plus qu’on ne le pense.
Le jeune Woody Allen vous paraissait-il arrogant ou ambitieux comparé à maintenant ?
Je n’ai jamais été arrogant, notamment comparé à d’autres réalisateurs. Mais j’ai toujours eu confiance en ce que je faisais car j’avais une idée précise de ce que devait donner à l’écran ce que j’écrivais. Et en ce sens, mettre en scène était facile : je savais ce que je voulais. Tourner mon premier film, Prends l’oseille et tire-toi, m’a paru un jeu d’enfant. Mais je n’ai jamais pour autant surestimé la qualité de mes films, au contraire, c’est généralement de l’insatisfaction, la frustration de ne pas avoir été capable d’aller au bout de mon idée. Par contre, j’ai toujours été ambitieux, par volonté de ne pas perdre de temps. Si je ne travaille pas, je ne sais pas quoi faire. A la fin d’un film, je peux bien aller au musée, me promener, passer un peu de temps avec mes amis mais pendant un, deux jours maximum. Je n’ai qu’une chose en tête : retourner à mon stylo et développer mes idées. Je ne sais pas ce qu’est la paresse. Je connaissais un homme qui possédait un bateau, c’était l’amour de sa vie. Il travaillait dans un magasin de chaussures mais mourait d’impatience de retourner tous les soirs auprès de son bateau, travaillant indéfiniment dessus. J’ai le même rapport à l’écriture. Si j’étais employé de banque, j’écrirais pour mon plaisir. C’est tout le contraire d’une corvée. J’ai la flemme pour ce qui est de monter quotidiennement sur ma machine de gym ça me demande de la discipline et des efforts, mais je n’ai pas le choix, je veux garder la forme ou de faire mes exercices à la clarinette.
Vous ne connaissez jamais de moments d’absence d’inspiration ?
Je dois surtout faire le tri dans mes idées beaucoup d’entre elles ne sont pas bonnes et ensuite les travailler. Ça, j’ai appris à le faire en bossant pour la télévision. Avec un show en direct tous les lundis et tous les samedis soir, on n’avait pas droit aux états d’âme, il fallait trouver quelque chose en permanence. Je fonctionne encore ainsi : si je n’ai rien en tête, je me dis « Bon, je veux faire un film cet automne l’hiver, il fera trop froid », et je reste à mon bureau jusqu’à ce qu’une idée me vienne. Elle vient toujours. Et là, le plus dur est fait : le reste de l’écriture n’est que plaisir. Je ne ressens pas la moindre lassitude ou le moindre assèchement car pour moi, l’art est le règne de l’insatisfaction, j’ai toujours envie de faire mieux. Le jour où je manquerai d’inspiration, j’arrêterai sans doute de tourner pour me contenter de rester chez moi à écrire de la prose c’est bien plus confortable et puis en plus, on a le droit de jeter si on n’aime pas. Un film, impossible malheureusement.
Avec les années, réussissez-vous à être plus décontracté, à prendre plus de plaisir aux choses ?
Pas tellement. Ce qu’on pourrait gagner en sagesse ou en expérience, on le perd en condition physique, en souffle. C’est désespérant : intellectuellement, on continue de progresser mais le physique ne suit pas, les douleurs se multiplient.
Vous souffrez donc toujours de ce que vous avez appelé « anhédonie », cette mélancolie aiguë qui vous empêche d’apprécier les choses ?
Dans une certaine mesure, oui. Il faut que je me mette au travail dès le réveil : sinon, mon esprit est envahi de pensées peu agréables. Je travaille donc en permanence. J’ai déjà fini mon prochain film et je commence immédiatement celui d’après. Je suis plus nerveux, je n’ai pas gagné en sérénité une matière pour laquelle je ne suis pas très doué. Je n’essaie pas, je ne cherche pas. Je serais très heureux si ça me tombait dessus, j’aimerais bien être capable de me détendre un peu. Regardez, là je suis théoriquement en vacances eh bien non, comme toujours, il a fallu que je remplisse mon emploi du temps à rabord, frénétiquement. Je travaille pour m’empêcher de déprimer. Ça m’aide tellement que ce qui se passe ensuite avec le film l’accueil, critique ou public ne me touche pas trop. Ma principale motivation est de trouver une idée qui va me permettre de vivre dans son monde pendant six mois ou un an, d’échapper ainsi au monde réel et à la dépression. Si je suis assez fort, je serai capable de faire un film très déprimant ou sérieux. Sinon, comme ce fut le cas avec cette comédie musicale, je me plonge dans un univers totalement irréaliste. Même un film comme Maris et femmes est une fiction totale pour moi : je me plonge dans un monde entièrement inventé on vit pendant plusieurs mois avec ces personnages fictifs incapables de vous blesser, que je peux changer à ma guise. La fiction est un merveilleux pays, où l’on n’a pas à réfléchir à ce qu’est la vie dans la réalité. Où il fait bon vivre.
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