Depuis le Dummy de Portishead, on avait oublié à quel point le trip-hop pouvait être à la fois harmonieux, tourmenté et nécessaire. Alors que l’album Londinium fait communier mélodies exemplaires et rythmiques savantes, visite en sous-sol du monde étrange d’Archive. Soit quelques mètres carrés d’une cave où règne Darius, reclus volontaire aux idées longues.
Londres, à l’heure où l’on sort les théières. Lumière froide et rasante sur Clapham Common, large plaine urbaine du sud de la ville. Maigre soleil que le longiligne Darius n’a plus vu depuis deux jours, lui qui vit en ermite, loin du monde des hommes. Depuis quarante-huit heures, le sorcier aux commandes d’Archive contorsionne sa longue carcasse près de deux mètres dans le minuscule sous-sol qui fait office de studio d’enregistrement. L’improbable local est situé sous la boutique d’un fleuriste, quelques mètres sous un trottoir fréquenté en ce milieu d’après-midi par les écolières délurées d’un collège voisin. Etrange juxtaposition de deux mondes qui se côtoient sans se voir, elles remuantes et bruyantes et lui coupé de tout, prisonnier volontaire de ces quelques mètres carrés d’une technologie de brocante.
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On accède à l’antre d’Archive par un escalier branlant suivi d’un couloir aux allures de débarras oublié. A l’intérieur : deux pièces aussi carrées qu’exiguës, l’une réservée aux machines samplers, magnétophones, platine disques et table de mixage, « le tout acquis à bas prix et au cours des années » , l’autre dévolue à la prise de son. Dans un coin de la seconde pièce, une batterie repliée sur elle-même et un vieil ampli à lampes attendent leur heure de gloire, mais c’est dans la première pièce que Darius passe le plus clair de son temps. Comme en cet après-midi banal où il s’affaire sur la platine disques, en quête de quelques notes à prélever de The Queen is dead, l’album des Smiths. « A l’époque de sa sortie, personne n’a été capable de dire à quel point ces chansons étaient brillamment arrangées et produites. Même pour un type comme moi, plutôt porté sur la dance, il y a mille idées à pêcher là-dedans. »
Pour Darius, les journées et les nuits se suivent et se ressemblent : recherche de sons, assemblages divers, enregistrement, mixage. Lorsqu’il se met au travail, l’homme d’Archive ne sait jamais pour combien de temps il en aura. Pas de pendule au mur, pas de montre à son poignet, encore moins de lumière du jour pour lui rappeler que dehors, pas très loin, la vraie vie continue. « J’ai toujours fonctionné en rupture avec le mode de vie des autres. Mais la plupart de mes amis se sont habitués à cette façon d’exister. Ils savent que je peux disparaître pendant des jours, puis réapparaître avec quelques bouts de musique à leur faire écouter. Je ne suis sans doute pas un copain très disponible. »
On ne vivra pas plus longtemps avec l’espoir naïf d’être ici confronté à un véritable groupe vieux fantasme éprouvé : s’imaginer que le trip-hop pourrait être autre chose que le jeu solitaire et égoïste d’anachorètes infréquentables. Chez Archive, comme chez Portishead ou Tricky, la création est avant tout l’aboutissement d’une démarche personnelle, claustrale, obsessive. Pas le moindre esprit de jam sur Dummy, pas davantage de partage sur Maxinquaye et encore moins de démocratie au chevet des chansons de Londinium, le premier album d’Archive. « Il y a quelques années, j’ai essayé de travailler de manière classique. J’ai même appartenu à quelques groupes de rock, type quatuor batterie-basse-guitare-chant. Mais très vite, je me suis senti frustré. J’avais l’impression d’être sous-employé, sous-estimé. Etant parfaitement capable de m’occuper de la batterie, de la basse et des claviers, je ne voyais pas pourquoi je devais continuer plus longtemps à déléguer ces parties du travail à des gens moins compétents que moi. » Musicien instruit et exigeant, venu à l’écriture après avoir appris les techniques d’enregistrement il a été producteur rock dans un studio 16-pistes, puis gestionnaire d’un label spécialisé , Darius n’en est pas moins conscient de ses limites. « J’ai démarré Archive tout seul, mais je me suis vite rendu compte que j’avais besoin d’un regard extérieur pour m’aider à pousser les morceaux à leur sommet. Danny remplit cette fonction à merveille. Lorsque je suis sur plusieurs pistes à la fois, je lui demande de trancher. Il a un excellent sens des rythmes et des mélanges de sons. Sur Londinium, un tas d’idées d’arrangements viennent de lui, même si j’ai créé la base des chansons en solo. »
On aurait bien voulu rencontrer ledit Danny, alter-ego candide du savant Darius mais, à l’heure des premières interviews, le maître de la maison souhaite apparemment se montrer seul. Juste retour des choses pour celui qui s’est le plus usé les doigts sur la petite table de mixage de cet étrange sous-sol. « Je ne compte plus le nombre d’heures que j’ai passées dans ces quelques mètres carrés. Tu vois ce canapé pourri, dans le couloir ?
Eh bien à une époque, il était devenu mon meilleur ami, mon seul confident (rires)… Londinium a été entièrement enregistré ici, sans véritables moyens, et j’ai mis des mois à en venir à bout. Mais je voulais m’assurer de parfaitement maîtriser le matériel utilisé. La haute technologie ne m’a jamais attiré. Pour cette musique, qui est avant tout une musique de l’âme, la haute technologie ne sert à rien. » Bel exemple de lucidité, qui permet à l’éclairé Darius de préserver l’essence même du son Archive. L’écoute attentive de son travail l’établit formellement : c’est précisément dans ce refus du sur-armement technologique, dans ce recours conscient et consciencieux à l’univers du connu machines rudimentaires, instruments acoustiques, voix soul ou rap enregistrées « à la maison » qu’il faut aller chercher les fondements du charme Londinium. Comme chez Portishead, l’électronique d’Archive n’a d’autre fonction que d’être le médium complice d’affections et d’émois bien humains en l’occurrence ceux de l’increvable Darius, mélomane frénétique de 25 ans et fumeur de joints permanent. Mais ce sont surtout les voix, sournoises comme des fuites d’eau, qui malmènent et torturent ce trip-hop infectieux. Chez Archive, rien n’est jamais acquis, gagné d’avance. On croit tenir un peu de sérénité, un moment de quiétude, mais déjà l’une ou l’autre de ces voix passe-partout vient semer le doute, menacer l’équilibre de l’édifice. Ainsi sur Headspace, morceau de soul cajolé par la voix douce de Roya Arab, chant soyeux pourtant promptement poussé dans ses retranchements on pense à Björk par une rythmique pesante et une guitare servie par Underworld. Même alchimie menaçante sur le miraculeux Darkroom, exercice de hip-hop mené tranquillement par la voix de Rosko, le rapper local, jusqu’à ce que le timbre chaud de Roya, à nouveau convoqué, bouleverse nos certitudes en balayant d’un coup toutes les étiquettes stylistiques. « En travaillant sur le disque, Rosko et Roya sont devenus deux excellents amis. Mais j’ai encore du mal à les considérer comme des membres permanents d’Archive, ce qui serait contraire à l’idée de base de mon travail. Moi, je veux d’abord construire des ambiances musicales, les soumettre à Danny, puis inviter la ou les voix qui se marient le mieux possible à ces climats à participer à la fête. Je ne veux pas tomber dans une routine ennuyeuse, proposer tel titre à notre chanteur, tel autre à notre chanteuse, me sentir obligé de tenir une comptabilité. J’ai quitté le monde du rock pour échapper à ses règles rigides. Ensuite, j’ai été un grand fan de house et de jungle mais, là aussi, je me suis vite senti prisonnier de la technique, des tempos de plus en plus effrénés, des sons. J’ai donc pris mes distances avec le monde des clubs, qui peut vite devenir extrêmement claustrophobe. Si je me suis éloigné de ces formes de création trop rigides à mon goût, ce n’est pas pour me retrouver prisonnier d’une formule Archive. J’aime l’idée que tout soit possible, envisageable. D’ailleurs, je ne sais pas encore qui chantera sur le prochain album d’Archive. »
Si l’on doit dégoter une tendance actuelle outre-Manche, alors Darius et Archive en sont peut-être (et certainement sans le savoir) de fameux spécimens, eux qui appartiennent à une génération secouée par la furie techno mais qui a quitté le train en marche, persuadée d’avoir de plus belles expériences à vivre dans la marge, au bord des rails, que dans l’exiguïté d’un wagon house bondé. « Cette époque musicale est très excitante, car les règles en cours un jour sont contredites par de nouvelles manières de procéder dès le lendemain. Par exemple, personne n’a l’air surpris d’apprendre qu’Archive n’est pas un véritable groupe. C’est une façon de créer que les gens comprennent plus facilement aujourd’hui qu’il y a quelques années. Et puis Londres est une ville immense : il y a des milliers d’aventures musicales à y vivre, des expériences possibles à chaque coin de rue. Pour un chanteur comme Rosko ou un compositeur comme moi, il serait stupide de se considérer lié à qui que ce soit par un contrat. On n’a pas d’autre choix que de se sentir libre, indépendant les uns des autres. » Londres, justement, parlons-en. Mais s’il en est souvent question dans Londinium « le nom romain de la ville, choisi pour ses consonances intemporelles », alors il s’agit surtout des bas-fonds de la capitale, de ses ruelles secrètes, dissimulées dans le brouillard. Le Londres souterrain, qui se révèle le soir, du côté de Shoreditch, de Whitechapel. « J’ai un rapport très intime à ma ville. J’aime bien m’y balader seul, en quête d’idées, d’inspiration. Je vais dans les quartiers où personne ne va jamais, les rues laissées à l’abandon. Les gens sont partis mais les âmes et les esprits sont restés. » Pour l’heure, le Londres que fréquente Darius ne va pas plus loin que cette cave coupée du monde, cette sombre tannière où il travaille déjà sur le prochain album d’Archive. Alors qu’il relance l’intro martiale de The Queen is dead et trifouille un sampler, on ne peut s’empêcher de se dire que cet homme-là, avare de ses mots mais follement généreux en idées, n’a pas fini de nous enchanter.
Constatation bigrement rassurante : il y aurait donc encore de ces disques chamboule-tout, égoïstes, pas partageurs pour deux sous. De ces disques qui font le vide autour de votre platine, qui chassent la concurrence à coups de pied dans le séant. En ces mornes jours d’hiver, rien ne saurait succéder à Archive. Londinium s’achève à peine qu’on rêve déjà de le traverser à nouveau. Alors on le remet : une fois, puis deux, puis dix. La semaine s’achève et on n’a aimé que lui. On s’est tellement habitué à ses balancements chétifs, à son envahissante fièvre et à ses courbes avachies qu’on a du mal à s’imaginer seul, loin de cet ami tout neuf. Depuis quand n’avions-nous plus connu ce genre de dépendance ? Depuis Beck, Tricky, Prodigy ? Plus loin encore : depuis l’indélébile Dummy de Portishead, dont on attend encore de se lasser. Disque nécessaire, oxygène vital. Disque de survivance, qu’on fréquente comme on respire. Disque rare, tout près duquel on rangera désormais Londinium, nouveau venu dans la famille des vrais intimes.
Archive Londinium (Island)
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